Archives du Théâtre 140

La Lanterne

14-11-1963

AU « THEATRE 140 » : le « Jeanne d'Arc » de Péguy avec une Denise Bosc bouleversante mais fort médiocrement entourée

Quant sont arrivés les invités à la soirée d'ouverture du « Théâtre 140 » (140 parce que situé derrière l'immeuble portant ce numéro, avenue Plasky, non loin de la place Meiser, à Schaerbeek), la salle n'était pas tout à fait prête à les recevoir. Ce fut l'origine d'une série de petits incidents dont le directeur de la maison, M. Jo Dekmine, un homme qui a du bagout et un ton familier, à la bonne franquette qui plaît, réussit à faire une série de gags dont s'amusèrent fort les susdits invités auprès de qui se multipliait d'ailleurs la charmante secrétaire générale, Mlle Bernadette Abrate.

D'abord, il fallut attendre un bon moment avant d'y pénétrer, dans cette salle qui est d'un beau rouge sang de boeuf tandis que les fauteuils en sont d'un gris sombre de masse. Et quand on y eut pris place, M. Dekmine s'en vint expliquer que, derrière le rideau, se terminait un travail de mise au point et qu'en attendant que le spectacle pût commencer, il les priait, les chers spectateurs, de se rendre au buffet et d'y boire le coup à ses frais et à sa santé. Ce que l'on fit avec bonne humeur.

Au second entracte, M. Dekmine reparut. Un même jeu se répéta car, annonça le directeur, il restait quelques éclairages à régler. Et tout le monde entra dans le jeu en souriant. Depuis, bien entendu, les choses vont régulièrement.

Le spectacle d'ouverture, c'était la représentation par la compagnie Robert Marcy, mise en scène par celui-ci, de la « Jeanne d'Arc » de Charles Péguy dans un découpage fait par MM. André Chancerel et Marcel Péguy, un découpage qui, voilà quelque 17 ou 18 ans, avait déjà, sauf erreur, été utilisé au « théâtre Hébertot » de Paris, lequel l'apporta au reste, à l'époque, au « Théâtre royal du Parc ».

En ce qui me concerne, j'ai voué un véritable culte à cette bouleversante « Jeanne d'Arc » de Péguy, la seule où l'on ait tâché — au reste réussi — à comprendre et à exprimer l'essence même de la sainte. Rien des […] vaines auxquelles n'a que trop souvent donné lieu le fameux procès de Rouen.

Infiniment plus que ces conversations brillantes mais parfaitement inintelligentes à propos de la sainte dont a été faite par exemple la « Jeanne d'Arc » de ce vieux mécréant, ironiste à bon marché, qu'était George Bernard Shaw.

Selon moi, au demeurant, Péguy fut l'un des rares hommes aptes à comprendre une âme et un cas tels ceux de Jeanne. La rencontre de l'héroïne d'Orléans et de Rouen avec le poète que notre Lucien Christophe appelait si justement le héros, ce fut une sorte de miracle.

Et la rencontre de la sainte avec certains interprètes idem.

Au « théâtre Hébertot », Mme Madeleine Ozeray avait proposé une Jeanne transparente, semblable à un personnage de vitrail, avec un côté élégiaque qui n'était assurément pas dépourvu de subtile séduction. La Jeanne qu'a cette fois apportée Mme Denise Bosc a certainement plus de robustesse et, si Mme Ozeray mettait davantage l'accent sur la substance d'un texte qui est davantage poétique que théâtral, Mme Bosc s'est efforcée, pour sa part, à rapprocher le texte du théâtral, se crût-elle obligée, pour y réussir, de faire de temps à autre un faux vers en en avalant une syllabe. En tout cas, l'émotion y est. Et le total don de soi. Et, différente, la Jeanne de Mme Bosc ne bouleverse pas moins que l'avait fait celle de Mme Ozeray.

Dommage que tous ceux-là qui lui donnent la réplique soient loin d'être à sa hauteur. Assurément, l'interprétation de Mme Bosc est très haut perchée. La distance entre elle et ses partenaires est quand même excessive.

Les décors et les costumes étaient dus à Mme Christiane Lucke.

Robert CHESSELET.