Archives du Théâtre 140


Le '140' hanté par Jo Dekmine



Le Phare Dimanche

22-12-1963

Un nouveau théâtre à Bruxelles

Le « 140 » hanté par Jo Dekmine

Avenue Eugène Plasky 140. On ne trouve pas tout de suite. On patauge dans le boue et le sable. On passe sous l'arc venteux d'un bâtiment en construction. Une cour. Des poteaux indicateur. Les panneaux-programmes du « cinématographe ». De larges vitres au-delà desquelles court, immobile, une immense façade noire de graphite tailladé.

Cette façade, ce sont des portes. Au-delà des portes, la cage rouge aux fauteuils noirs qui compose un théâtre. Dans cette salle, en cette fin d'après-midi, le théâtre de l'Alliance joue Les Deux Gentilshommes de Vérone de M. William Shakespeare. Ce soir, tout flambera, tout s'écroulera avec le British Rubbish.

Mais où est, dans tout cela, Jo Dekmine, le directeur? Il fait dehors un désert à mourir perdu et dedans, trop de voix…

- J'étais avec les pompiers, excusez-moi, suivez-moi, ils sont en bas, ils sont partout. Des gens très bien, vous savez. Ils veulent toutes les sécurités. Ils nous aiment beaucoup.

Jo Dekmine en personne. Surgi d'on ne sait où. Complet coupe anglaise: the smart man. Vivacité latine.

- Cet esprit anglo-français qui est devenu l'apanage de la rive gauche…

Des cheveux comme une haie par nuit noire. Des lèvres longues, minces à couper le beurre. Des yeux qui vont droit devant soi. Et le tout qui brasse l'air rien qu'en le traversant.

- Venez. Il faut trouver un endroit où être tranquille.

Où? Les pompiers n'ont quitté l'administration, en bas, que pour laisser retentir les téléphones et s'agiter les secrétaires. En haut, nous traversons l'auberge…

- On y fera des grillades, dans de hautes cheminées, et des poulets, et…

… En coup de vent - papiers peints à ramages, très XIXe - pour descendre au « scotch bar », tout de noir décoré, bien sûr, avec aux murs, d'étranges débris de chaises et de tables.

- Et ces tabourets, on leur coupera les pattes. Et les tables seront toutes comme celle-là, basses. Et il y aura des divans bas, là, tout autour. Oui, très oriental. Et très anglais.

C'est Jean-Marie De Busscher qui a tout fait. C'est lui qui a fait le théâtre, l'auberge, le bar, tout. Un garçon étonnant. Quand je pense que j'assistais, il y a sept ans, à son premier vernissage, dans le grenier de Vittorio Morelli! Il a tous les talents: décorateur, peintre abstrait, journaliste, cuisinier même, de temps en temps, chez lui!

Comment savoir combien de mots cela fait à la minute? Et combien d'idées, de décisions, de réalisations cela fait à la journée, à la semaine?

- Je suis un serviteur, et je suis un forain, dit brusquement Dekmine. Simplement, les forains de la gare du Midi ne me concernent pas. Il n'y a plus de merveuilleux forains depuis Barnum!

Ce forain, il l'est depuis toujours, dirait-on. Dans la carcasse. Qui ne se souvient de la Tour de Babel, de la Poubelle où Dekmine présentait Léo Ferré, Francis Lemarque, le guitariste Nicola Alfonso, et André Vandernoot qui n'était pas encore chef d'orchestre et qui jouait de la flûte?

- Mais aussi, j'étais exaspéré de la façon dont on disait les surréalistes. Alors, bien que je ne me considère pas comme un diseur, je disais moi-même Michaux, Tardieu, les autres. Sans doute très mal. Mais j'estime qu'un Michaux doit être dit plutôt en-deça qu'au-delà. Je disais « Plume » comme ça. (Il a un geste glissant.) Tandis que les Chants de Maldoror, cela doit être vociféré. Blin vocifère. Il est pour moi le plus grand diseur du monde!

S'il a été bon élève à la Cambre, où il a fait l'illustration avec Minne, il a

(Suite de la première page)

été le plus mauvais élève du collège où il est passé.

— J'étais un personnage odieux, tout en dedans. Je rêvais aux choses sans donner « témoignage » de ce que je rêvais. Je jouais avec mes frères à des jeux de société aberrants. La victoire devait toujours y être imaginative, c'est-à-dire due aux éléments impalpables, aux augures, aux plaisirs...

Mais les augures du « 140 », théâtre-club...

— J'ai voulu jouer cette carte, ou la perdre. Mais je ne jouerai pas soixante cartes à la fois. Vous savez, je voudrais que l'on suppose que le 140 est né d'une bulle.

Et je voudrais développer ici le sens d'une « qualité en force », celui du plaisir qui s'impose. Ce même plaisir que laisse aux enfants le cirque alors que vient d'être vu. Cent cinquante personnes qui disent oui à un spectacle, ça, c'est une réalité.

On a tellement tout littératuré!

Il verse avec conscience dans les tasses le five o'clock tea. Par-delà le plafond, les applaudissements saluent la sortie des Gentilshommes de Vérone.

— Une demi-siècle de Guitry, c'est incroyable! Labiche, Courteline, bon, ils étaient témoins de leur temps. Mais Guitry...

Alors, lui?

— Je veux de l'insolite. Le théâtre-club, pour moi, c'est une boîte à surprises. C'est aussi une initiative outrageusement privée, pas une initiative culturelle.

Ce n'est pas tout dire, mais c'est dire beaucoup. J'ai promis des choses très différentes, une grande circulation de spectacles qui puissent intéresser le cœur et l'âme.

Je veux d'abord, au 140, la promotion du cabaret-théâtre. C'est pourquoi j'ai créé le festival international de cabaret-théâtre dans le cadre duquel sont apparus déjà Dimitri, le clown d'Ascona, Jacques Douai, British Rubbish.

Viennent ensuite les valeurs sûres. J'ai voulu ouvrir mon théâtre avec la Jeanne d'Arc de Péguy. Cela baptisait l'endroit et faisait un spectacle lyrique.

Et puis encore, je veux de l'avant-garde. Pour ceci, pour cela, la troupe du Théâtre de l'Alliance m'assure une base solide.

Oui, une grande circulation de spectacles. Jo Dekmine y prévoit pour la suite de sa première saison, Germaine Montero et Cora Vaucaire, Jean Ferrat, Léo Ferré. Et puis, Naïves hirondelles, Robert Pinget, Midi moins 5. Mais surtout, surtout, les non sense crazy shows!

— Tout ce qui provoque ce plaisir personnel, ce contentement carnivore que je veux voir à mon public. Ce public à qui je veux donner un plaisir intense mais que je veux difficile. Ce sont souvent les choses les plus difficiles qui donnent le plus grand plaisir.

Il se tait, boit trois gorgées de thé, puis :

— J'aime les gens qui ont du génie, surtout dans les petites choses. Dans les grandes, c'est tellement plus facile!

Et ceci, de saison en saison...

— Mais, on peut se renouveler pendant deux mille ans! Les fruits reviennent sur l'arbre chaque année. Et pourtant, ils n'ont jamais exactement les mêmes couleurs...

Car, l'important, en fin de compte, pour Jo Dekmine, est ceci :

— Je ne veux pas faire de distinction entre le plaisir-devoir et le devoir-plaisir. J'estime essentiel de ne jamais déserter les grandes vérités viscérales originelles, les lois qui procèdent à la fois du cœur, de l'esprit et de l'estomac!

Voilà Jo Dekmine. Nous nous demandions, tout à l'heure, avec inquiétude, où il pouvait bien se trouver. Eh bien, ici, certes, dans ce qu'il dit. Mais, surtout, vous le voyez, épars dans tous les coins du « 140 »!

Luc NORIN

Auteur Luc Norin

Publication Le Phare Dimanche

Performance(s)

Date(s) 1963-12-22

Artiste(s)

Compagnie / Organisation