Archives du Théâtre 140


Naïves Hirondelles



La Libre Belgique

5-3-1964

Au "140" la Compagnie Reinerg-Howard

Naïves Hirondelles

— Le réalisme, je ne sais pas ce que c'est, vraiment! Je ne sais pas

ce que ça veut dire!

Ariette Reinerg, toute petite, avec ses yeux immenses de fièvre, secoue la tête. C'est elle la marchande de chapeaux de "Naïves hirondelles", la pièce de Roland Dubillard, que présente actuellement au "140" (av. Plasky) la Compagnie Reinerg-Howard, de Paris.

Quand Arlette Reinerg dit qu'elle ne sait pas ce qu'est le réalisme, on sent qu'elle livre le fond de son cœur; que dans la vie de tous les jours elle est vraiment incapable de comprendre ce qui se passe, pourquoi les gens paraissent si préoccupés par d'affreuses réalités.

Elle semble vraiment sortie de la pièce qu'elle a mise en scène et qu'elle interprète sans toucher terre, cette pièce qui est une chose merveilleuse et insaisissable.

Le National avait donné de "Naïves Hirondelles" une présentation, excellente sans doute, mais qui, nous le découvrons aujourd'hui, manquait de ce sens de l'impondérable, sans lequel l'univers de Dubillard montre ce qu'a d'incohérent et ne révèle pas ce qu'il a d'exceptionnel.

Deux garçons vivent de rien, mangent des riens, parlent de petits riens, mais il y a en eux un éblouissant trésor de sympathie qui les encombre, qui les paralyse. Autant le décor de leur vie est réaliste autant leur nature est inadaptée aux réalités de la vie. On pense aux doux vagabonds de « Miracle à Milan ».

Fernand et Bertrand, quoi qu'il leur arrive, ne se donnent jamais la peine d'insister, d'éclaircir la situation, de ramasser ce qui tombe, de récolter ce qui pousse. Ils tâtent de mille petits commerces et leur maison est jonchée de choses invendues, invendables. Entre Germaine. Bile vient de Pontoise. Elle cherche un emploi; elle veut faire; des chapeaux ; elle s'est trompée d'adresse; quand elle découvre sa méprise elle veut partir; elle s'assied; elle parle; elle écoute; elle fait déjà partie de la maison. Alors, elle reste...

Il y a aussi Mme Séverin, la tante de Bertrand. Elle est tout aussi réelle et tout aussi inconsistante que ses amis. Voilà le quatuor.

Pendant deux heures, nous les voyons s'empêtrer dans leur personnage; nous assistons à leurs efforts pour donner un sens aux choses. On dirait que tout leur est facile et, en même temps, impossible à dire et à faire. C'est une suite de petites scènes désopilantes dont la signification est à la fois très simple et déroutante. Et cela, dans un langage de théâtre dépouillé, sans littérature. On sort de là comme d'une soirée de musique : le cœur dénoué.

Roland Dubillard, nous l'avons déjà dit à propos de « La maison d os » (donnée il y a quelques semaines au Centre culturel d'Uccle), est un incomparable comédien. Comme sa pièce, il échappe à tout jugement: il est là. on subit son charme; on ne peut l'expliquer. Arlette Reinerg est comme dans la vie : elle nie la réalité. Bernard Fresson est un jeune comédien plein de nerfs, attachant, sensible. Il a une sorte de fascination animale.

On connait la maîtrise de cette grande comédienne : Tania Balachova. Elle a su s'adapter à tous les genres, du sublime au comique. Elle fait de Madame Séverin un personnage qui émeut, séduit, irrite, amuse, inquiète. C'est une admirable leçon de comédie.

De toutes les réalisations du Théâtre d'Aujourd'hui, celle-ci est la plus déroutante peut-être, mais la plus vraie dans sa subtile poésie.

S.

Auteur S.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Naïves Hirondelles

Date(s) du 1964-03-03 au 1964-03-12

Artiste(s) Roland DubillardTania BalachovaArlette ReinergBernard Fresson

Compagnie / Organisation Compagnie Reinerg-Howard