Archives du Théâtre 140


The Brig par le 'Living Theatre' de New York



La Libre Belgique

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Au Théâtre 140

The Brig

par le « Living Theatre » de New York

Que l'on soit ou non séduit par le spectacle — mais peut-on qualifier de spectacle ce coup de poing dans la figure du spectateur? — il faut remercier l'A. D. A. C. et le Rideau de Bruxelles de nous avoir permis de voir, sur la scène du Théâtre 140 le fameux « Living Theatre of New York » dans « The Brig », de Kenneth H. Brown. Les Bruxellois, qui ont déjà eu l'occasion d'applaudir la même troupe dans « The Connection » et « The Apple », n'ignorent pas l'influence du « Living Theatre » et de ses animateurs — Judith Malina et Julian Beck — sur le théâtre nouveau. On y retrouve les influences de Stanislavski, de Brecht et du « théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud, mais avec un « frisson » proprement américain. Il s'agit essentiellement, on le sait, d'un travail de laboratoire qui peut déconcerter le grand public : faute d'argent, le « Living Theatre » a d'ailleurs dû fermer ses portes, en octobre dernier, et voyage depuis lors en Europe.

« The Brig », c'est l'institution pénitentiaire, le bataillon disciplinaire où l'on casse les « mauvaises têtes » des « Marines » stationnés au Japon. La pièce, ce n'est pas autre chose que cinq tranches d'une journée vécue dans ce camp.

Des hommes se lèvent, s'habillent, se déshabillent, font du « drill » et des corvées, sont soumis à l'arbitraire de sous-officiers indifférents. Bref, ce que chaque milicien a connu au cours de son service militaire. Mais ici, comme il s'agit de « mauvaises têtes », la discipline est renforcée, les brutalités et humiliations sont monnaie courante, tout est étudié pour briser, pour dégrader la personnalité afin de réduire chaque prisonnier à l'état de bête humaine numérotée et soumise. Parfois, les nerfs cèdent. la bête craque et se rebelle quelques coups dans le ventre ou la camisole de force rétablissent aussitôt l'ordre menacé.

Est-ce un document « vécu » ou un portrait-charge? Il importe peu de trancher ces nuances. Nous savons que les hommes se font la guerre depuis qu'ils existent, que la guerre exige des armées, que l'armée exige de la discipline et que la discipline militaire conduit parfois à de telles aberrations. Ce sont là des tires de notre civilisation qu'il faut dénoncer inlassablement. comme on a dénoncé les « fusillés pour l'exemple ». les tortures policières ou les camps de concentration. Mais le moyen le plus efficace est-il le théâtre? Nous pensons que, lundi soir, les avis étaient partagés. Ce que les uns jugeaient accablant et hallucinant était qualifié par les autres de lassant et de bruyant. Prise de conscience ou Grand Guignol? Il est bon de savoir que « The Brig » existe. Mais Buchenwald aussi a existé. Jamais on n'a songé à nous le raconter à l'état brut, sinon sous la forme cinématographique de documents authentiques prélevés sur les archives allemandes Et quand Sartre nous a montré sur scène des résistants torturés par la Gestapo, dans « Morts sans sépulture », on a parlé de mauvais goût, bien que la fiction soit restée — et pour cause — très en deçà de la réalité.

« The Brig », c'est à la fois trop et trop peu. Trop pour que ce soit encore du théâtre au sens habituel; trop peu pour que ce soit un véritable document. On nous assure que la version cinématographique de la « pièce » est à cet égard plus convaincante. C'est possible.

De toute façon, il s'agit d'une expérience que ne peuvent manquer les curieux du théâtre nouveau, mats qui risque d'irriter, croyons-nous, le grand public. Faut-il ajouter que l'expérience en soi n'aurait pu être tentée sans le concours d'une équipe aussi remarquable que celle du « Living Theatre » sous la direction de Judith Malina et de Julian Beck? Si l'expression « travail d'équipe » a encore un sens, c'est à une représentation comme celle-ci qu'il faut la réserver.

Pour public formé.

J.H.

Auteur J.H.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) The Brig

Date(s) 1964-11-07

Artiste(s) Kenneth Brown

Compagnie / Organisation The Living Theatre