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L'aventure de Jo Dekmine et le paradoxe du 140



Spécial

16-9-1965

THEATRE

L'aventure de Jo Dekmine et le paradoxe du 140

Tout le problème de Jo Dekmine est là: faire de la décentralisation trop près du centre. C'est le paradoxe du Théâtre 140, sis avenue Plasy, en plein Schaerbeek. On aurait pu dire, en plein bled, car il n'y avait rien dans cet énorme faubourg rien de comparable aux centres culturels que l'on trouve ailleurs.

Peut-on qualifier le 140 de centre culturel?

On risquerait de se méprendre sur la signification conventionnelle des mots. M. Jo Dekmine, qui assume la direction du 140, a l'esprit trop mal tourné - dans la meilleure acception des termes - que pour céder à une quelconque imitation de ce qui se fait ailleurs. Le 140, de par sa volonté, est donc fondamentalement un théâtre autre.

Comment Dekmine voit-il son théâtre?

- Pas suffisamment loin de Bruxelles, c'est un théâtre faussement décentralisé qui ne peut pourtant pas trouver sa justification dans une activité théâtrale servant les gens du pâté de maisons. Il faut plusieurs années pour faire d'un théâtre une habitude.

Pour créer cette habitude, Jo Dekmine joue à pile ou face, opérant un véritable travail de démystification et n'hésitant pas à s'exposer. Il a osé dire qu'il gardait parfois un meilleur souvenir d'un mauvais spectacle. Ah, oui, c'était la chose à ne pas dire, car on se précipita sur cette phrase comme sur un marteau, pour l'assommer sans pitié.

- On me dit: il faut de ceci et de cela. Cela ne veut rien dire. Alors je choisis ceci. Des choses d'un charme très ténu me plaisent parfois plus que d'autres, même si le public est un peu transparent pour les 520 places du 140. Dans l'absolu, ce n'est pas un théâtre commercial. Je n'ai pas encore réussi à en définir la formule, mais quoi que je fasse, si je voulais en faire un théâtre normal, je n'y réussirais pas. Pour moi, le 140 est une grande baraque foraine…

- Encore une expression qui peut être mal entendue. Dites-moi ce que vous exigez d'un spectacle.

- J'exige une grande visualité. je suis à la fois showman, forain et graphiste.

- Graphiste?

- Oui, j'ai suivi des cours à la Cambre chez Joris Minne. J'ai été amené au spectacle à la fois par le cabaret et par l'image. C'est pourquoi je veux que mes programmes soient des spectacles. Il y a du théâtre où le spectacle est une oeuvre littéraire jouée.

Le Théâtre de l'Alliance a son siège au 140. Cela e signifie pas nécessairement qu'il y ait communauté d'esprit et de tendance. Mais à l'affiche du 140 figure Marie Stuart par la compagnie de Maurice Sévenant. Il est étrange de découvrir l'oeuvre de Schiller entre un Festival de jazz, un récital de Léo Ferré, un Cabaret imaginaire, un nouveau crazy show des British Rubbish, un spectacle Henri Michaux (avec Francis Blanche!), etc., etc.

Jo Dekmine s'explique:

- Le titre doit comporter toutes les promesses du message que je veux demander au 140. Sinon, il doit mettre en valeur les éléments en cause. Il y a vingt manières de montrer Schiller. J'en retiens deux : le répertoire et l'événement-objet. Un spectacle est un événement et doit avoir un objet, un objet dont on peut mesurer le contour et la couleur. Isolé comme un rêve ou un cataclysme au milieu d'une page blanche...

Les activités du 140 débutent par une exposition qui sera une manière d'introduction au récital Léo Ferré : des photographies dues à Hubert Grooteclaes constitueront un reportage de l'amitié. Grooteclaes (dont nous avons parlé — voir SPECIAL N° 10) est un ami de Ferré chez lequel il lui arrive de passer les vacances. En bon photographe, il en rapporte des images qui ne dédaignent d'ailleurs pas la sévérité. (Vernissage le 24 septembre). C'est à quoi, bien sûr, on reconnaît les amitiés véritables.

— J'aime Ferré parce que j'aime le baroque. C'est un grand baroque. C'est un peu comme s'il m'appartenait avec ses qualités et ses défauts. Je préfère Ferré avec ses défauts à la perfection de Catherine Sauvage.

Jo Dekmine évoque ensuite le cabaret imaginaire lequel, il l'espère, constituera un grand moment du show business, le premier festival international du jazz à Bruxelles (sur lequel Benoit Quersin nous dira davantage), les Rubbish Musketeers, pareils et différents. Comme dirait Henri Michaux : je m'ennuyais à Honfleur, j'y ai mis du chameau. — Jo Dekmine y a mis du mousquetaire.

A propos de L'échappée belle, le grand succès du Théâtre La Bruyère, il remarque, narquois :

— C'est la seule pièce sur laquelle Jean-Jacques Gautier et moi nous rencontrons.

Certainement pas pour les mêmes raisons...

Faut-il ajouter que si l'on verra une deuxième version de Hilarious, on retrouvera aussi au 140, dans un spectacle de Claude Volter, les charmes pétillants de La vie parisienne d'Offenbach, un spectacle fou fou dans la tradition italienne, intitulé Imbroglio et aussi, avec la participation de Francis Blanche, Plume et caetera, auquel Jo Dekmine tient énormément puisqu'il confesse :

— C'est un spectacle pour lequel j'accepte de me brûler.

La rencontre, il est vrai, s'annonce pleine de périls puisqu'il s'agit de faire franchir la rampe à Henri Michaux.

Il y aura des vedettes. Mais Jo Dekmine n'en a pas le culte. Il aime le risque, l'aventure. Et il bénéficie de l'appui d'un industriel imaginatif et audacieux, M. Dussart, des Etablissements Plasman, qui exerce son rôle de mécène avec un esprit assez rare. Un mécène, en général, souhaite un succès. Telle n'est point l'ambition de M. Dussart qui lui, ne désire que l'aventure. C'est extraordinaire. Et cela permet au Théâtre 140 d'être ce qu'il est : un théâtre à nul autre pareil.

Auteur

Publication Spécial Bruxelles

Performance(s)

Date(s) 1965-09-16

Artiste(s)

Compagnie / Organisation