Archives du Théâtre 140


Jazz-ballet au '140'…Eh bien! Dansez, maintenant…



Le Peuple

18-10-1965

JAZZ-BALLET AU « 140 »

...EH BIEN! DANSEZ, MAINTENANT...

Le vrai, le pur, le féroce amateur de jazz n'aime, en général, pas la danse, du moins telle qu'elle se pratique, avec ses conventions étriquées et ses pas sur commande. Par contre, s'il vous est déjà arrivé de vous transformer en mouche, vous aurez pu voir le même individu se contorsionner, battre de la semelle, boxer l'espace, à condition que celui-ci fût vierge de toute présence étrangère. Dans le secret de la solitude, le « jazz-fan » devient souvent, et spontanément, chorégraphe.

Au fond, cela est assez normal. Rien ne se rapproche plus de l'expression plastique que cette musique sensuelle, rythmée, physiquement exaltante. L'interprète lui-même ne se livre-t-il pas à un véritable corps à corps avec son instrument? Le jazz, musique directe, improvisée, passerait aisément pour une sorte de création gestuelle, transposée sur le plan des sons.

Dès lors, les correspondances plastiques semblent évidentes.

Mais les choses se compliquent quand on sait que le jazz est largement improvisé. Est-il possible, pour des danseurs, d'épouser cette spontanéité, de faire jaillir le geste parallèlement au son, sans préméditation apparente?

A cette question, Roger Ribes et son ballet franco-américain tentent de donner une réponse positive. Et il faut dire qu'ils y réussissent parfois merveilleusement.

D'un côté, il y a Michel Roques, sax-ténor et flûtiste français dont

la richesse et l'inventivité frôlent le génie, qui improvise en compagnie de Jean-Claude Lubin (piano), Japques Thollot (drums), Jacques Peizer (sax-aito et flûte) et Benoît Quersin (basse), tous musiciens de grande classe.

De l'autre côté, il y a Roger Ribes et trois danseuses en collants, qui se laissent gagner par le rythme, se plient aux inflexions, instrumentales, esquissent des pas, des trémolos corporels, de musclés ondoiements. Au fur et à mesure que « ça chauffe », la cohésion se fait plus nette, le ballet s'orchestre, l'arabesque se dessine, le geste adhère aux sons.

Parfois, il y aura admirable unanimité, plastique et phonique étant littéralement soudés, visuel et auditif, devenant parfaits complémentaires dans une totale et dyonisiaque création ; ce n'est pas toujours le cas, loin s'en faut. Trop d'impondérables entrent ici en jeu pour faire coïncider constamment de nombreuses sensibilités.

La moindre interruption peut briser le charme, comme le prouva la deuxième partie du programme. nettement inférieure à la première et puis, l'introduction d'une note de « pop art » dans le ballet « aspirateur, machine à écrire... » fut une erreur capitale.

L'artifice du procédé ne pouvait que nuire à la recherche de spontanéité de l'ensemble.

Reste que ces hauts et ces bas n'entament en rien la valeur de l'expérience. Quelques moments sensationnels prouvent le bonheur de la formule que le « 140 » aura eu le grand mérite de présenter en première mondiale.

La soirée se terminait par un bref récital du vibraphoniste noir Walter Dickerson, accompagné par le trompette Nedley Elstak (originaire du Surinam).

Balbutiantes et très impressionnistes recherches formelles, style « new jazz », qui rafraîchirent considérablement l'atmosphère.

Sans doute Dexter Gordon, qui assurera les 19, 20 et 21 octobre cette partie du spectacle, pourra-t-il mieux maintenir l'ambiance...

P.D.S.