Archives du Théâtre 140


Frankenstein. Pas si terrible que ça…



Le Soir

11-11-1966

Au Théâtre 140

FRANKENSTEIN

Pas si terrible que ça…

Tout le monde connaît Frankenstein, monstre hideux, popularisé par le cinéma. Tête carrée, rictus glacé, électrodes dans les oreilles, cette machine qui se veut homme est une vieille connaissance qui fait rire les uns et frémir les autres.

Le spectacle que le Living Theatre de New York nous présente sous l'étiquette de cette vieille idole des cimetières et des châteaux venteux, ressemble fort peu à un film d'horreur. Les ambitions de cette troupe américaine exilée en Europe sont manifestement plus vastes. Elle entend créer devant nous une forme nouvelle de l'art dramatique qui se caractérise par une violence concertée. par une utilisation effrénée de l'énergie corporelle, par un défi permanent au public que l'on ne désire point « distraire » mais « secouer » par un mépris total de la construction théâtrale et par le refus de tout texte cohérent.

Dans cette absence du verbe se répand une immense rumeur où se rejoignent toutes les formes de gémissements, de borborygmes, de hurlements, de grognements que peut produire une humanité en gestation à la recherche d'une pensée organisée. La haine « des phrases », le culte de l'image (de préférence paroxystique), l'hystérie collective : voilà ce que nos chercheurs appellent l'aboutissement du théâtre laboratoire. Sombre progéniture mijotée dans d'inquiétantes éprouvettes. De surcroît, ce bébé informe est chargé du « viol de la scène par le prisme de l'horreur ».

Et tout cela dans le dessein de nous conter avec un « autre naturel » l'aventure tragique de l'homme. Telle est, croyons-nous, la philosophie du Living Theatre qu'il serait injuste de charger d'une trop méchante ironie ne fût-ce qu'en souvenir de sa longue et courageuse carrière. Il ne méprisa pas toujours le texte puisqu'il monta « Off Broadway » à New York (dans l'incompréhension générale, il est vrai) des pièces de Pirandello, de Strindberg. de Brecht, de Genet, de Racine, de Cocteau...

Restent Frankenstein et « l'horreur » puisqu'il faut bien rendre compte de cela aujourd'hui. Pour mettre le public en appétit, la salle est interdite « aux personnes impressionnables » et aux moins de dix-huit ans « exception faite pour les universitaires » dont l'intrépide précocité est ainsi publiquement reconnue.

Disons tout de suite que la soirée, sans être spécifiquement familiale, est loin d'être terrifiante. Elle est bruyante et longue (jusqu'à une heure trente du matin) mais admirablement mise en scène. Les mouvements d'ensemble ont du rythme et le spectateur, libéré de toute littérature inopportune, peut admirer à loisir la belle rigueur du décor tubulaire et une multitude d'appareils pseudo-électroniques, notamment un bloc opératoire un peu bricolé d'où un cadavre, débite à la pièce, donnera naissance au « monstre ».

Le point de départ est on ne peut plus simple : une solide jeune femme. entourée d'une quinzaine d'êtres soufflant comme des forges tente un exercice de lévitation. La malheureuse rate sa tentative et cet échec déclenche une espèce de bacchanale meurtrière assez amusante. La pauvre enfant est bouclée dans un cercueil qui fait le tour de la salle. Puis, avec une sauvagerie parfaitement jouée, les participants s'entretuent résolument : un garçon est pendu, un autre crucifié, un autre encore étranglé au garrot. Sans parler de la chambre à gaz (translucide), de la guillotine et de la chaise électrique. Le spectacle prend alors un tour plus symbolique sans abandonner pourtant cette espèce de sensualité impudique et de sadisme goguenard qui caractérisent bon nombre d'auteurs modernes. Dans un climat de démence et d'extase haletante c'est à une sorte de recréation de l'humanité que l'on nous convie. C'est la Bible en raccourci interprétée par des drogués bafouillants. L'aventure s'achève dans une immense prison, ultime épreuve d'un monde livré à la furie des sens.

Cirque ou pantomime, ce théâtre qui se veut « total » mais n'ouvre la bouche que pour crier ou gémir est-il comme il l'assure, « l'art de demain »?

S'il en était ainsi, l'on pourrait nourrir quelque inquiétude sur le sort des générations appelées à satisfaire sans retenue une cruauté ancestrale que la civilisation traditionnelle, faisant le mal mais honorant le bien, avait toujours eu bon goût de condamner en public.

Christian-Guy SMAL.

Auteur Christian-Guy Smal

Publication Le Soir

Performance(s) Frankenstein

Date(s) du 1966-11-09 au 1966-11-12

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre