Archives du Théâtre 140


Grandeur et limite de Frankenstein



Spécial

17-11-1966

Grandeur et limite de Frankenstein

On pourrait renvoyer à ce que nous avons écrit sur le sujet dans notre précédent numéro. Mais il serait injuste, même après tout ce qu'on a pu lire dans la presse quotidienne, de ne pas s'exprimer sur un spectacle que beaucoup retiendront comme étant l'événement de la saison.

Le public, une forte majorité de jeunes, a l'excuse d'ignorer un genre théâtral dans lequel excellait le Grand Guignol. L'horreur n'est pas d'exploitation récente. De Sénèque à Artaud, de Tourneur à Victor Hugo, l'art dramatique a été abondamment servi tout au long de son histoire. Il est normal qu'en un siècle de brutalité mécanique, où le conditionnement est tel que le moindre de nos gestes semble téléguidé, la sensibilité d'abrutis ou d'écorchés qui est la nôtre recherche l'épreuve de force. Une confrontation de sentiments ou une analyse psychologique inspire moins dans un monde tendu entre l'atrocité des camps de concentration et celle de la bombe H ou d'une guerre qui n'en finit pas. L'objectif du Living Théâtre est donc parfaitement justifié. L'étonnant spectacle qui a nom « Frankenstein » offre un tableau de résonance percutant, un miroir qui amplifie nos images les plus terribles.

L'intention est bonne : ranimer nos consciences, les mettre au pied du mur, par une accumulation d'horreurs, nous rappeler que dans un monde qui fabrique des monstres, nous sommes des hommes, tant de fois broyés, et menaces plus que jamais.

Les personnages n'existent pas dans l'univers des robots. Il n'y en a pas dans « Frankenstein » et, tout en étant justifié, ce principe affaiblit l'emprise dramatique. Le début du spectacle accumule les exécutions (la pendaison, le garrot, la chaise électrique, la guillotine, et j'en passe) à un rythme tel qu'il n'est pas possible de se sentir lié à la victime. Les nerfs sont mis à l'épreuve mais les sentiments n'ont pas le temps de se manifester. On ne fait pas fi de toute psychologie sans en subir les conséquences. L'horreur ne touche pas à fond lorsqu'elle nie l'individu. Auschwitz et Hiroshima frappent l'esprit par leur énormité, mais débouchent dans l'abstraction. C'est même ce qui permet à d'aucuns d'en parler avec insouciance. Nous vivons, certes, dans une civilisation, qui, par le biais de la technique et de l'organisation, nous rend abstraits. Ici encore, le Living Theatre marque un point dans le domaine de la logique. Mais puisqu'il s'agit de théâtre, il faut bien admettre que nier totalement la psychologie individuelle au profit d'une psychologie de l'évolution collective, c'est s'aligner un important ressort dramatique. En conclusion, le résultat est avant tout spectaculaire — le langage prend peu de place dans « Frankenstein » — et vise à atteindre l'esprit par un écorchement qui use autant de la violence arbitraire et explosive que de la lenteur préméditée dans une recherche minutieuse.

On a le droit de dire non à un tel spectacle. Mais on n'a pas le droit de le nier, ni même de le juger, que ce soit au nom de Sophocle ou de Montherlant, de Shakespeare ou de Brecht. Il existe vigoureusement et il est théâtral dans le sens même voulu par Artaud. C'est à prendre ou à laisser.

Et tant pis si, après les simagrées du début — les comédiens réclament une demi-heure de concentration sur le plateau — et les horreurs qui s'ensuivent, l'orientation, la gravité et l'endurance de la troupe laissent une inquiétude et un doute quant à sa nature réelle. On se demande si elle se compose de drogués, d'hallucinés ou de mystiques. En tout cas, ils possèdent la maîtrise du yogi, la ferveur du mystique et la violence du fanatique, vertus sans lesquelles leur travail sombrerait dans le grotesque. S'il y eut quelques rires, nul n'est dupe. D'aucuns rigolent comme d'autres rougissent, pâlissent, s'agitent, vomissent ou s'évanouissent.

Alain GERMOZ

Auteur Alain Germoz

Publication Spécial Bruxelles

Performance(s) Frankenstein

Date(s) du 1966-11-09 au 1966-11-12

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre