Archives du Théâtre 140


Le temps de l'outrance



Patriote Illustre

20-11-1966

Le temps de l'outrance

Comme « Mysteries » l'an dernier, « Frankenstein » le nouveau spectacle que le « Living Theater of New York » présente au « 140 », en dépit de sa référence au célèbre personnage de Mary Shelley, ne correspond guère à la conception usuelle du théâtre, et sera généralement rangé avec le petit côté péjoratif qu'a pris le terme, parmi les « expériences de laboratoire ».

Ceci sous-entend que de telles tentatives doivent se faire en vase clos. C'est oublier que le phénomène théâtral (la chose est tout aussi vraie pour d'autres formes de spectacles) ne peut se passer du public. Dès lors, comment éprouver les vertus d'une formule, si déroutante soit-elle, sans recourir à la représentation?

Suite de tableaux d'horreur, comportant très peu de mots (et alors utilisés surtout pour leur valeur incantatoire), mais en revanche beaucoup de bruits savamment ordonnés dans leur désordre apparent, et construit généralement en longs crescendos, l'ouvrage conçu et « mis en mouvement » (les auteurs préfèrent ce terme au classique « mis en scène ») par Julian et Judith Malina Beck, n'use du thème que comme prétexte.

En marge de la « fabrication » chirurgicale (peu réaliste, heureusement!) d'un monstre qui est surtout un symbole, on discerne assez vite le véritable sujet : une évocation parfois hallucinante des souffrances qui guettent plus particulièrement l'homme d'aujourd'hui : la guerre et ses angoisses, la dépersonnalisation, l'esclavage dans une société technocratique.

Vécu, avec une part d'improvisation, par des comédiens absolument remarquables, l'ensemble aboutit à des moments saisissant de force dramatique et de beauté. Tel quel, il exige des réserves morales d'autant plus difficiles à former que maints détails peuvent varier d'une représentation à l'autre. Mais est-ce vraiment un spectacle ésotérique? Les snobs n'y ont pas trouvé leur compte, non plus que bon nombre de spectateurs qui s'attendaient seulement à quelque chose d'original. En revanche, les professionnels du théâtre — les acteurs belges étaient nombreux dans l'assistance — ont jugé cela passionnant, et on peut se demander s'il n'en irait pas de même pour des auditeurs totalement dégagés des habitudes que donne la fréquentation régulière de la scène. En somme, pour apprécier pleinement « Frankenstein », il faut, ou bien connaître à fond les ressources les plus modernes de l'art dramatique (expression corporelle, placements de voix anormaux, etc...). ou bien ne rien connaître du tout et juger d'instinct.

Théâtre de l'outrance, sans doute. Mais toute réaction tend à dépasser d'abord le point d'équilibre. Et il est nécessaire que certains réagissent lorsqu'un art aussi social que le théâtre se désaccorde avec un monde qui évolue plus vite que lui. Bien heureux qu'ils le fassent avec autant de talent!...

Auteur

Publication Patriote Illustre

Performance(s) Frankenstein

Date(s) du 1966-11-09 au 1966-11-12

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre