Archives du Théâtre 140


'La Parole' et 'La Semaine sainte à Séville'



Le Soir

18-3-1967

« la Parole » et « la Semaine sainte à Séville »

Il y a quelque chose de généreux dans les deux parties de ce spectacle que le « 140 » présente pour cette semaine d'avant Pâques. Quelque chose qui s'appelle recherche d'une sincérité, d'une pureté à travers plusieurs êtres jeunes.

« La Parole » ne prétend être ni un spectacle ni du théâtre. Elle se donne pour ce qu'elle est : une juxtaposition de textes. Les uns sont choisis dans les livres sacrés : la Bible, les Evangiles, le Coran, l'Apocalypse. Deux récitants — Robert Delieu, Pierre Mainguet — les disent, debout devant un lutrin dépouillé, d'un ton volontairement dépourvu d'emphase ou de lyrisme. Les autres textes sont ceux de dépêches brutes, telles qu'elles tombent du téléscripteur. Des dépêches du jour : Vietnam, Kinshasa, nouvelles boursières, nouvelle de la mode, cataclysmes. Le hochepot ordinaire, dont le monde d'aujourd'hui a fait sa parole. Janine Chérel et Sélim Sasson les disent devant un micro, assis à une table, comme au journal parlé.

Parfois, d'entre ces paroles, surgit — chanté par Hanne Le (que des disques ont fait connaître sous le nom d'Anne-Line) — un chant hébreux, merveilleusement émouvant dans sa nudité : on dirait, dans le silence, que la nature humaine cherche son expression, sa voix dans ses quarts de ton qui tournent au tour de la note a délivrer. Parfois, c'est le saxo de Babs Robert qui improvise en prenant la suite d'un texte.

On voit tout de suite ce qui a intéressé le jeune réalisateur Joseph Buron dans cette juxtaposition : la mise en parallèle, sur le même plan, de « la parole » qui traverse les âges et de cette parole éclatée qui sert d'alibi à notre absence de pensées et qui ne traverse même plus nos tympans. De même, la sonorité profuse du saxo, ce fleuve grouillant de sons, fait écho au déchirement comme organique du chant hébreu.

Cela commence dans le silence, avec la Genèse, cela finit dans le bruit mêlé du saxo et du journal parlé. Il n'y a pas d'autre effet que ce rapprochement. Pour le reste, « à chacun selon sa faim » : si l'on y donne l'attention voulue, le contraste est nourricier.

* * *

« La Semaine sainte à Séville » touche plus directement la sensibilité, mais elle va, par de bien autres chemins, dans le même sens : elle nous fait également entendre une parole dans sa vérité.

Cette vérité, c'est celle qu'une tradition, sans doute multiséculaire, a donnée à l'expression de la Passion dans le peuple de Séville.

Sur un chantier, un charpentier, des maçons, entament leur journée de travail. L'un d'eux retrouve l'inspiration de la « saeta » populaire pour chanter la Passion. Puis un autre. Puis un danseur. Puis un guitariste. Et, un instant, une femme du peuple, sac à la main, traverse la scène et libère, elle aussi, ce chant aigu, si proche dans ses mélismes, dans cette quête éperdue et rauque de la note profonde, du chant hébreu de tantôt. Souvent, la guitare se tait : un bâton rythme alors les pas du danseur, ou un morceau de métal frappé contre un autre. La danse évoque le piétinement du cortège funèbre, le chant plonge dans des profondeurs de supplice, un marteau frappe des clous, une croix est dressée. (On n'est pas sûr, tant l'émotion est intense, que ce symbolisme très marqué, appuyé par un jeu de lumières rouges, soit absolument nécessaire.)

Cela est bouleversant d'authenticité, d'intensité. Les terribles chants flamencos retrouvent leur origine arabe et populaire. Nino de Fland es, ce jeune danseur qui a le sens du mouvement parfait, et qui a retrouvé la plus pure tradition, signe ici une riche réalisation d'ensemble et une prestation personnelle remarquable. Mais Concha Vasquez, à la voix perçante, le guitariste Ricardo Velez et les chanteurs de flamenco El Rociero et, surtout, Nino de la Puebla (ce dernier est un artiste d'un tempérament exceptionnel) restituent à cet art si adultéré sa superbe originalité : celle d'être une des grandes expressions dramatiques de l'homme. Dans ce décor de travail, c'est une espèce de « mystère, austère et exigeant, qui se crée sous nos yeux ».

Jean TORDEUR

Auteur Jean Tordeur

Publication Le Soir

Performance(s) La Parole / La Semaine Sainte à Séville

Date(s) du 1967-03-16 au 1967-03-25

Artiste(s) Nino de FlandesJoseph Burlon

Compagnie / Organisation