Archives du Théâtre 140


Le Living Threatre présente une curieuse 'Antigone'



Le Soir

16-10-1967

Au Théâtre 140

Le Living Theatre présente une curieuse « Antigone »

Si vous pénétrez dans la salle du « 140 », à 20 h 30, c'est-à-dire à l'heure fixée pour le début du spectacle, vous trouverez déjà en scène les vingt jeunes comédiens du Living Theatre de New York, en blue jeans délavés et rapiécés, en maillots de corps, en robes très « mini », qui se lamentent, gémissent et imitent le bruit des sirènes. Vous aurez droit à cette harmonie de temps de guerre pendant une demi-heure. Vous serez alors « conditionnés ». Et le vrai spectacle pourra commencer.

Un spectacle évidemment insolite, déroutant. Une « Antigone » jouée en anglais, mais... sous-titrée en français, et parfois avec un comique bien involontaire. Les interprètes annoncent, en effet, en un français pas toujours facile à déchiffrer, les scènes qu'ils vont jouer. Et ils enchainent aussitôt en anglais. Mais quelle « Antigone » est-ce? Celle

de Brecht, comme le programme le prétend? Ou celle de Sophocle? Ou bien celle... du Living Theatre? Il y a là un problème que l'on ne pourrait éclaircir qu'en comprenant parfaitement le texte dit en scène et en le comparant aux traductions de l'antique et de Brecht. En tout cas, si c'est l'œuvre de Brecht, elle n'est pas respectée entièrement : il y manque, par exemple, le prologue qui se passe à Berlin en mars 1945 et raccroche évidemment la tragédie antique à l'aventure hitlérienne.

Cela a-t-il d'ailleurs tant d'importance, puisque les éléments essentiels du mythe d'Antigone sont présents, depuis la découverte du cadavre de Polyçice, privé de sépulture sur ordre du roi de Thèbes, Créon, jusqu'à la ruine finale de la cité, en passant par la mort d'Antigone et de son fiancé Hémon, le fils du roi. Ce que le Living Theatre a voulu, c'est nous donner une vision et aussi une audition nouvelles d'un thème familier. Et l'on peut dire que son « Antigone » constitue d'abord et surtout un étonnant ballet dramatique. Les expressions collectives de l'inquiétude du peuple de Thèbes, de ses effrois, de sa sujétion au tyran, de ses plaisirs bacchiques sont d'une invention et d'un relief remarquables. Il y a là des trouvailles gestuelles, des « tableaux vivants », des reptations étranges, des évolutions groupées que l'on n'avait jamais vus à la scène et qui ont une évidente force de percussion.

Le second élément extraordinaire consiste dans l'emploi des sons. Durant presque tout le spectacle, on entend des chuintements, des bourdonnements, des sifflements, des plaintes sourdes, des râles, des claquements de langue qui composent un obsédant décor sonore et soulignent les sentiments exprimés par les personnages. Libre à vous le trouver ces bruits fort envahissants, mais il est indéniable que cette gymnastique vocale témoigne d'un grand esprit de recherche.

L'interprétation de la tragédie même apparaît plus discutable. Judith Malina dans le rôle d'Antigone me semble bien prosaïque, avec ses gestes trop familiers et ses attitudes un peu lâches. Certes, le Living Theatre a voulu délibérément éviter le ton poétique. Mais n'est-ce pas trahir Antigone que de ne pas rendre cette héroïne aussi émouvante, aussi pure, aussi attachante que possible? Julian Beck incarne le tyran Créon avec des cris paroxystiques, une voix de fausset, une démarche caricaturale. Mais il a de belles envolées et un évident don de présence. Et la blonde Ismène a des moments pathétiques, malgré sa minijupe.

Toute la troupe mérite des éloges pour la virtuosité vocale et corporelle dont elle témoigne tout au long de ce spectacle qui, faut-il le dire? s'adresse plus particulièrement à ceux qui s'intéressent aux formes les plus insolites et les plus hardies du théâtre d'aujourd'hui.

André PARIS.

Auteur André Paris

Publication Le Soir

Performance(s) Antigone

Date(s) du 1967-10-13 au 1967-10-22

Artiste(s) Brecht

Compagnie / Organisation The Living Theatre