Archives du Théâtre 140


Une messe pour spectateurs coupables



Spécial

18-10-1967

Théâtre

Une messe pour spectateurs coupables

A l'entracte, un directeur de théâtre se hâta vers le vestiaire. Il aurait voulu sortir en tapinois.

- Vous n'aimez pas cela?

Coincé, il fait face. Le visage est d'une inquiétante pâleur.

- Je n'en peux plus. Tous ces cris, tout ce bruit. Non, je ne le supporte pas. J'ai une de ces migraines… Est-ce là le rôle du théâtre?

Et il s'en alla, échappant aux cris et au bruit qui emplirent la seconde partie du spectacle. Ce n'était ni "Antigone", ni "Frankenstein" mais "The Brig".

L'auteur, Kenneth Brown, avait très simplement avoué que sa pièce n'était pas une pièce. Le dialogue se réduisait à des ordres tonitrués, l'action à des exercices et l'exécution de sanctions dans un camp disciplinaire réservé aux mauvaises têtes de l'armée américaine. Une reproduction fidèle. Tellement fidèle que les victimes d'un soir jouaient les bourreaux le lendemain, les acteurs - mêmes formés au yoga - ne pouvant se maintenir dans leur rôle sans risquer la dépression.

LA MIGRAINE

Bien des pièces plus ou moins naturalistes ont mérité l'appellation « tranche de vie ». Le Living Theatre démontra qu'on s'était trompé dans les termes ou illusionné sur les résultats.

La tranche de vie, il la présentait sans fioriture, sans concession. On pourrait ajouter: sans faire du théâtre ou, si on veut, sans être théâtral.

Bref, c'était une tranche sur laquelle on cessa de se tromper.

Restait le théâtre. Ou l'idée qu'on s'en faisait. Ce n'était plus de jeu que d'installer la vie sur des planches et de la laisser déferler au point d'engendrer des migraines. L'avant-garde ne s'était pas permis de susciter de tels ravages.

On en revient à la question du directeur: est-ce là le rôle du théâtre? Son opinion était faite, bien avant: il était, il est toujours, le partisan d'un double sens. A savoir, le divertissement et la mission culturelle. Ce qui va parfois en sens opposés.

UN BON SENTIMENT

Pour Judith Malina et Julian Beck, directeurs du Living Theatre, le problème se pose en d'autres termes.

- Nous sommes des anarchistes, proclame Julian Beck.

Des anarchistes qui allaient sagement voir toutes les pièces à New York, avides d'apprendre, de se former, de ressentir, à travers le fait théâtral, le drame de l'homme dans la société. Ce qui n'est même pas original mais part d'un bon sentiment.

Restait à transposer la matière ingurgitée, à réinstaurer le drame dans une forme capable d'impressionner le public, notamment en intégrant le spectateur au spectacle ou en le surprenant, soit par la brutalité fidèle du réel, soit par un retour aux sources: le théâtre redevant un cérémonial d'essence religieuse.

Qui oserait prétendre que "The Brig" (et avant, "The Connection", de Jack Gelber) d'une part, "Frankenstein" et "Antigone", de l'autre, ne remplissent ce rôle?

GUERRE AU PUBLIC

Oui, le spectateur doit assumer sa part, et c'est une tâche écrasante. "Frankenstein" aussi provoqua malaises et déroutes. Il faut en prendre son parti: Malina et Beck ont déclaré la guerre au public. Ils l'écorchent, le perforent, le déchirent. On ne va pas voir le Living Theatre si l'on ne dispose pas de nerfs en bon état.

Notre monde n'étant pas drôle, tout l'effort du Living Theatre consiste à faciliter une prise de conscience. Il faut bien que l'Art s'en mêle puisque la réalité n'y suffit plus. D'où une manière agressive de nous mettre dans le bain, de nous rendre co-responsables, envoûtante pour les uns, insoutenable pour les autres.

Même au temps où il fascinait le public d'off-Broadway, il émanait une telle puissance du Living Theatre, une telle assurance dans le non-conformisme et la liberté, qu'on n'hésita pas à le briser. On ferma le théâtre, interdit la troupe. La raison était bonne: 50.000 dollars de dettes.

La suite a prouvé que la mesure ne pouvait briser la compagnie. Elle lui donna un nouvel essor dont profita l'Europe et dont profiteront encore tous les Belges qui voudront se rendre cette semaine au Théâtre 140. Ils y verront un spectacle qui n'est pas plus l'« Antigone » de Brecht que celle-ci ne fut celle de Sophocle, mais une messe sur un thème antique.

SIX MOIS ENCORE

A partir du texte de Brecht, traduit par Judith Malina, commença un travail d'approfondissement et de réécriture. Après d'innombrables discussions, chacun apportait ses idées, pour tenter de rattacher la pièce à la vie profonde de chaque spectateur.

- Nous ne voulions ni d'un jeu esthétique, ni d'un jeu centré sur le seul tragique, ni d'une interprétation poétique, dit Beck. Il nous fallait arriver à exprimer le contenu politique et économique de la pièce.

Après des années de recherches, en communauté, et de reprises en main, d'échecs et de lents progrès, l'accouchement proprement dit d' « Antigone » prit six mois encore. C'est une mise en accusation du peuple même, qui se laisse balloter entre ceux qui, à gauche ou à droite, s'appliquent à le dominer. Le spectateur doit se sentir concerné. D'ailleurs, à peine entré, on le regarde, sans aménité, comme si c'était lui le coupable.

Julian Beck ne veut pas voir de spectateurs heureux. Il veut le déshabituer à se trouver satisfait.

- Les spectateurs sentent une certaine hostilité. Notre hostilité provoque en retour celle du spectateur. C'est l'hostilité d'un individu, d'un camp, d'un pays, d'une race. Nous sommes l'ennemi du spectateur.

Qu'il se tienne pour dit. Et qu'il joue son rôle de spectateur coupable. Après, il comprendra qu'il n'a pas assisté à une pièce mais participé à une cérémonie d'une exceptionnelle gravité.

Peut-être se sentira-t-il plus inquiet, car le Living Theatre laisse des traces, mais heureux de se retrouver à la sortie, vivant.

A.G.

Auteur Alain Germoz

Publication Spécial

Performance(s) Antigone

Date(s) du 1967-10-13 au 1967-10-22

Artiste(s) Brecht

Compagnie / Organisation The Living Theatre