Archives du Théâtre 140


Il n'y aura plus d'arbres



La Libre Belgique

30-11-1967

AU THEATRE 140

Il n'y aura plus d'arbres

Définir ce qu'est très exactement cette « pièce en deux parties » est chose impossible en si peu de lignes. Un huissier tatillon suffirait à peine pour tenter l'inventaire de tout ce que recèle ce spectacle, qui se prête d'ailleurs à de multiples interprétations.

Il est peu question d'arbres dans la pièce. Trois personnages qui s'agitent sans cesse, fébrilement et vainement, se contentent d'y faire quelques vagues allusions. Il n'y aura bientôt plus d'arbres parce que l'avènement d'une Fête meurtrière et redoutable est tout proche. Comme des Incas attendant Cortez, les trois personnages ne vivent qu'en fonction de cette fatalité inéluctable qui, sous les traits d'une guerre, de la mort ou d'une implacable apocalypse, réduira tout à néant. Leur seule ambition est de conformer le plus adéquatement possible leurs pensées, leurs réflexes et leurs lois à cette échéance.

Seul un homme trop épris de lui-même pour se fabriquer « une gueule qui plaise à tous » cherche à se trouver un nom avant d'être happé par la Fête finale. Un rescapé d'une Fête d'antan, qui joue aux démiurges, essaye de l'aider. Peut-être qu'en essayant tout simplement de vivre...

Cette parabole insolite peut se comprendre, on le voit, de différentes façons et à des niveaux différents. Elle est sans doute un hymne à cette liberté qui déchiquette les carcans, mais elle est aussi une étrange complainte sur la solitude fondamentale et l'isolement de l'homme. Elle est sans doute un condensé symbolique de la vie, mais elle est également une angoissante interrogation sur la destinée humaine, une autopsie des petites angoisses de l'homme, un constat de son mal de vivre, un coup de poing rageur à la face d'un dieu qui se préoccupe si peu de la Terre, et un affreux cri de désespoir que vient ponctuer une morale pragmatiste : il faut se chercher un nom avant que n'éclate la Fête; il faut se créer un art de vivre pour la vie, et non un art de vivre pour la mort.

Disons immédiatement à ceux que la métaphysique effrayerait que la pièce de Rufus, que le 140 présente en création mondiale, n'est pas réservée aux grosses têtes. Car s'il fut bien esquisser de la sorte ce que cette pièce pourrait signifier, cela ne donne néanmoins qu'un avant-goût bien incomplet de ce que ce spectacle est en réalité.

Le terme « pièce » est d'ailleurs abusif, s'il doit évoquer un quelconque rapport avec un théâtre traditionnel où le verbe est roi et où, entre le côté cour et le côté jardin, ne se passent que des événements concrets et rassurants de réalisme. « Il n'y aura plus d'arbres » est avant tout une progression évocatoire, où les gestes-et les son s, les mimiques et les mises en place ont autant d'importance que ce qui s'y dit.

L'on ne peut d'ailleurs s'empêcher de songer par moments au « Living Theater », car l'expression gestuelle et dramatique de Rufus et de ses compagnons procède de la même conception théâtrale. « Il n'y aura plus d'arbres », qui a été imaginé, écrit, remanié et répété en quatre mois, fut cependant mis au point avant que l'auteur n'ait vu le « Living » à l'œuvre, ce qui prouve incidemment que la recherche d'un spectacle qui met en cause tout l'acteur (et le spectateur également) n'est pas le propre d'une seule troupe mais de tout un courant d'avant-garde.

D'autres parallèles peuvent d'ailleurs être tirés. Car si la « pièce » de Rufus — qui créa déjà une certaine sensation avec « Maman, j'ai peur » — est bien une œuvre originale, son humour mordant et absurde rappelle parfois Vian, tandis que ses délires verbaux rejoignent ceux du théâtre d'Arrabal et que ses illogismes poussés à leur paroxysme se retrouvent chez Gombrowicz.

L'on ne pourrait conclure cette brève approche d'une œuvre, qui est parfois inégale et qui souffre de certaines longueurs, mais qui réserve aussi des moments extraordinaires, sans insister sur le remarquable travail d'équipe de six comédiens dont le jeu est indissociable, ainsi que sur l'intelligence et l'ingéniosité de Jacques Higelin, qui a réglé la mise en scène et la musique. Le théâtre d'avant-garde? Il va bien, merci.

Pour public formé.

M.O.

Auteur M.O.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Il n'y aura plus d'arbres

Date(s) du 1967-11-28 au 1967-12-02

Artiste(s) RufusJacques Higelin

Compagnie / Organisation