Archives du Théâtre 140


Contestation: 'Il y a huit jours, nous ne savions pas…'



Spécial

5-6-1968

Contestation

« Il y a huit jours, nous ne savions pas… »

« Ayant pris conscience que nous sommes les agents muets d'un Institut à la solde d'une idéologie réactionnaire et obscurantiste où les problèmes de notre époque, dont et surtout le problème politique, ne sont jamais abordés en objectivité, nous (Institut des Arts et du Spectacle) avons formé un comité de contestation permanente, visant à créer un centre unique à Bruxelles des Arts et du Spectacle ouvert à tous. »

Même prise de conscience à l'I.N.S.A.S., autre école du spectacle. Première tentative : envahir le National où l'on joue « Galilée » de Brecht. Une poignée de jeunes gens montent sur la scène pour expliquer au public ce qu'ils souhaitent. Pierre Laroche, co-directeur de l'IAD et metteur en scène attitré du Rideau de Bruxelles, est leur porte-parole. Jacques Huisman, qui n'apprécie pas du tout ce genre de démarche, essaye d'adopter un ton paternaliste et déclare à la presse : « Cette manifestation est déplacée, je ne vois pas pourquoi Pierre Laroche vient perturber l'ordre de mon théâtre, qu'il aille au Rideau de Bruxelles. C'est comme si les ouvriers de chez Renault allaient manifester chez Citroën ». Le ton monte. Laroche, très digne, donne sa démission au Rideau de Bruxelles et son appui total aux revendications des étudiants. Que veulent ces étudiants? Le public du National n'a pas compris. Ils ont parlé de théâtre de contestation, de révolution culturelle, de société de consommation, en termes maladroits, trébuchant à chaque mot lorsqu'on leur demande de préciser leur pensée.

Après des réunions interminables, l'IAD vient de nouveau occuper le National, lors d'une représentation unique de l'INSAS qui monte une pièce de Claudel, mise en scène par l'Argentin Garcia. Huisman filtre le public à l'entrée, des policiers sont présents. L'atmosphère est orageuse. Jacques Huisman se fait traiter de fasciste.

Après la représentation, se tiendra un incroyable débat, entre le public, constitué pour la plupart de professionnels du spectacle et d'étudiants. Le ridicule dont certaines personnalités du théâtre se sont couvertes, à cette occasion mérite d'être signalé. Les quelques personnes sensées, ont cessé très rapidement de poursuivre un dialogue inutile et bouffon.

Jacques Huisman fut traité une seconde fois de fasciste, Marcel Berteau de vieux cabot, Marcelle Dambremont se mit à suspecter les bonnes intentions de Laroche. Suzy Falk s'empoigna verbalement avec un jeune comédien. Claudel, (dénaturé admirablement par Garcia) fut traité de vieux c... réactionnaire.

Un spectateur, un peu joufflu, dit à Garcia : « C'est un scandale, monsieur, vous avez sali Claudel, ces étudiants sont de petits imbéciles ».

Garcia piqué au vif réplique : « On s'en fout et de Claudel et du théâtre, et vous, vous mangez trop de frites » — Rires et applaudissements dans la salle.

René Hainaux, essaya de relever un peu le niveau : « Peu importe la façon maladroite dont s'expriment ces jeunes, c'est eux qui ont raison ».

Georges Aubrey (on se demande toujours ce qu'il était venu faire là) lança : « Mais enfin, vous devriez remercier Monsieur Huisman de vous prêter sa salle pour jouer ». Huées! « Dans ce lieu bourgeois, pas de contestation possible, mieux vaut jouer à la Gare Centrale ».

Aubrey, écœuré, se risqua encore à dire : Messieurs, il serait temps, de s'en aller, il est « Stella moins cinq ». Hué, une nouvelle fois, il s'en alla.

Lucien Salkin commençait à s'échauffer. Marcel Bertcau, exaspéré, lança un défi à Jean-Claude Frison : « Monsieur, je vous propose de jouer à ma place un soir Galilée ».

Le petit Frison, qui a les dents longues, ne se fit pas prier : « J'accepte Monsieur, je vous autorise même à me donner quelques conseils ». On se serait cru à la Comédie-Française, certainement pas à l'Odéon.

Jacques Huisman, qui voulait en finir, conclut : « Je monte le théâtre que j'aime, contestation ou pas ». La phrase était maladroite, l'homme fut injurié à nouveau. Jean-Claude Drouot, comédien français en grève, était dans la salle.

Et à Paris, que se passe-t-il donc? Drouot prit l'air très grave et dit : « Vous savez, c'est très complexe... très complexe ». Bravo, Thierrv-la-Fronde, bel esprit de synthèse!

Quelques heures plus tard... révolutionnaires et réactionnaires rejoignirent les bistrots de la ville pour « contester ». Ils furent interpellés par un « bourgeois » :

— Si vous allez casser des pavés, ne comptez pas sur nous, pour les payer!

Tout le problème est là! La tentative de dialogue entre jeunes et vieux comédiens a échoué. Certains ont décidé de les suivre, mais ils ont peur. Pourquoi? Peut-être à cause de la maladresse des jeunes gens et de la bêtise des autres. La sincérité des étudiants ne peut être mise en cause, mais leur manque d'information est navrante. Ils n'en sont d'ailleurs pas responsables. L'un d'eux disait : « La révolution, je veux bien la faire, mais je ne la sens pas « Dépêche-toi de l'avoir dans le ventre, mon vieux, tu n'as plus que 18 heures, après ce sera fini », lui répond un de ses copains.

L'un d'eux a refusé de jouer « Futopie » au 140, les autres jouent mais contestent : « Futopie est un spectacle de divertissement, le 140 un théâtre bourgeois et Jo Dekmine est un marchand de soupe »! « Mais pourquoi avez-vous accepté de jouer auparavant des pièces de divertissement, dans des théâtres bourgeois »? « Il y a huit jours, je ne savais pas ce que c'était un théâtre bourgeois, je ne savais rien... »

M.A.

Auteur M.A.

Publication Spécial Bruxelles

Performance(s)

Date(s) 1968-06-05

Artiste(s)

Compagnie / Organisation