Archives du Théâtre 140


The bread and puppet theater



La Relève

?-11-1969

the bread and puppet theater

S'il existe un théâtre de notre temps, c'est celui-ci, et s'il existe un théâtre de tous les temps, c'est celui-ci encore, qui ne parle pas seulement de la liberté mais qui est la liberté, à la croisée du songe et du combat. Jo Dekmine l'a mis en cage pour trois jours, les 8, 9 et 10 novembre, au 140, pour le bonheur de son public. Certes, on eût souhaité le découvrir là d'où il vient, dans la rue, la 2' Avenue de New York, ou à défaut, sur le parvis de Notre-Dame ou dans la rue Haute. Si sa « mise en cage » comporte quelque risque pour une troupe qui accède ainsi à la commercialisation, pour le public mieux vaut sans doute la cage que rien du tout.

S 'AGIT-IL, comme on l'a dit, d'un théâtre politique? Oui, si « politique » signifie « inscrit au cœur de la Polis », de la ville, de la vie publique, et quand la mesure où le politique est une dimension du sacré. Théâtre rituel plutôt, à la manière du théâtre antique ou du théâtre médiéval, et où la mémoire est l'exercice de la vigueur. Le spectacle que nous avons vu et qui s'intitule The cry of people for meat nous a semblé à cet égard se tenir un peu plus près de l'Evangile que de la gauche ou près des deux à la fois, et ce d'une manière assez répandue aux Etats-Unis.

L'espace clos n'a pas fait perdre entièrement le sens de ce que devrait être ce théâtre, cortège et jeu. Les marionnettes de toile et de carton qui se meuvent sur la scène, dans le remuement de leurs déchets, qui traversent la salle, le flon-flon désordonné de la fanfare, nous ramènent aux carnavals et aux cortèges, gilles, géants, voire aux processions, qui furent et sont peut-être encore, mais de moins en moins, l'art majeur de nos enfances provinciales.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : Peter Schumann ne s'essouffle pas à ranimer des folklores éteints. Ce n'est pas de folklore qu'il s'agit, mais de théâtre, même et surtout si ce théâtre s'alimente à une source ancestrale. Tel est le vrai sens du mot tradition : la nouveauté.

SES marionnettes et ses masques sont pétris avec une variété et une subtilité admirables, et le figement de leurs mimiques, l'ellipse de leurs gestes dans leurs robes de pauvres, sont une mise à nu de l'élémental. Le masque n'est pas une suppression mais une révélation du visage. Et il est beau qu'aux marionnettes les hommes se mêlent, soit pour les actionner, soit pour jouer avec elles, trouvant ainsi leur juste taille, entre les naines et les géantes, maîtrisant, maîtrisés. L'action dans laquelle se trouvent emportés tous ensemble les personnages de carton et ceux de chair n'est pas réductrice : elle ne soumet pas ceux qui s'y trouvent à une commune mesure, si commune ; elle ne réduit pas le public non plus à ce qu'on nomme si faussement l'égalité. Elle embarque tout le monde dans son disparate, comme une arche de Noé, forte de l'immensité des eaux.

La Bible et le combat contemporain contre la guerre se sont trouvés mêlés dans le spectacle auquel j'assistais. Dans ce récit en images, qui va des origines de la terre à la crucification de Jésus-Christ, le sublime et le grotesque, le pathétique et l'ironique, le tendre et le véhément se trouvent étroitement unis, sans que l'un contredise jamais l'autre : c'est le signe d'un grand art et d'une intelligence exceptionnelle dans la conception. « Et Abraham engendra Isaac, et Isaac engendra Jacob... » récite ou chante le commentateur, dont l'intervention est rare, car la voix intervient ici davantage que les mots. Je ne connais rien de plus parfait que les gestes très lents par lesquels Joseph est revêtu de la royauté, c'est-à-dire de quelques bandelettes de tissu déchiqueté aux couleurs criardes. Et quand à celles-ci s'ajoute le comique d'une cravate incongrue, ce n'est pas pour détruire le sacre, mais pour rappeler l'homme à lui-même. Quant à l'évocation de la dernière Cène, où jamais les marionnettes n'ont été aussi immenses, elle vaut des siècles de théologie, et des myriades de conciles. Elle est précédée d'une souriante distribution de pain dans la salle, qui n'est pas la parodie de la communion, mais la figure d'une communion depuis longtemps oubliée dans des liturgies bavardes.

ON peut être sceptique quant à l'impact politique de ce théâtre, dans nos pays du moins. L'évocation de la souffrance et de la lutte du Vietnam, d'ailleurs très subtile, n'a pas ici l'audace qu'elle avait aux Etats-Unis, directement concernés. Nous aurions besoin, nous, d'autres thèmes, peut-être moins épiques. Notre opposition à la guerre du Vietnam ne nous coûte guère et chacun, à gauche ou à droite, s'y donne bonne conscience ; après avoir scandé son appel à la paix, il se sent en droit de vaquer tranquillement à ses turpitudes quotidiennes. Car le mal d'un pays comme le nôtre prend rarement figure d'une Cause. Il est fait de complicités et de silences, et sans doute par là plus difficile à élever jusqu'à l'œuvre.

Quoi qu'il en soit, et malgré la neutralisation, pour nous, de son impact politique proprement dit, ce théâtre est le théâtre dont nous avons besoin, le pain dont nous avons faim, les poupées avec lesquelles nous voudrions jouer pour ne pas périr d'étouffement et de solitude dans la bienséance de nos journées. Il faut descendre dans la rue pour représenter, envahir les trottoirs et les places publiques avec ces mouvements élémentaires que notre civilisation n'a pas rendu caducs mais, au contraire, absolument nécessaires. J'ose penser, malgré mon peu de sympathie pour l'imitation, qu'il faut imiter le Bread and Puppet theater, mais l'imiter vraiment c'est-à-dire en trouvant dans sa ligne les motifs et les formes qui sont à la fois à sa mesure et à notre portée. C'est un travail d'une grande rigueur et on tremblerait de le voir vulgarisé, car le théâtre populaire est bien un théâtre noble, comme le peuple auquel il s'adresse, ce peuple qui est nous tous.

Aux sceptiques, qu'il suffise de rappeler l'attrait qu'exercent encore les corâges, les carnavals, les jeux de plein air et, dans les villes, l'art des camelots, ou même les accidents de la circulation, substitut ultime et dérisoire du spectacle. Oui, les gens ont envie de regarder en s'attroupant, et le petit écran, la salle obscure, ne rassasient pas cette envie-là. Ils ont envie d'être appelés à voir, comme les appelle à voir le « Bread and Puppet Theater » de New York, comme il les y appellera encore s'il ne succombe pas à l'asphyxie de ses tournées européennes.

OLYMPE.

(1) Le « Bread and Puppet theater » est un théâtre de rue, fondé et animé depuis 1961 aux Etats-Unis par un Allemand émigré, Peter Schumann. Il a donné des représentations de caractère religieux ou politique dans les différentes régions des Etats-Unis et en particulier à New York. Sa première tournée en Europe date de 1968 : Nancy, Paris, Londres. Dans notre pays, il se produit cette fois à Bruxelles (Théâtre 140), Liège, Seraing.

Auteur Olympe

Publication La Relève

Performance(s) The cry of the people for meat

Date(s) du 1969-11-08 au 1969-11-10

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Bread and Puppet Theater