Archives du Théâtre 140


Paradise now: le record de l'ennui et de l'indigence



Le Soir

12-12-1969

LE LIVING THEATRE AU « 140 »

PARADISE NOW

Le record de l'ennui et de l'indigence

Ne soyez pas dupes! Ou du moins soyez avertis. En achetant votre billet au « 140 », vous n'acquerrez pas le droit de voir un spectacle joué par des comédiens : en réalité, ce sont les comédiens (si l'on peut dire...) qui attendent que vous créiez vous-mêmes le spectacle par vos réactions, vos interventions, vos indignations ou votre enthousiasme.

Car leur part de jeu est tellement minime qu'elle se réduit presque à zéro. Ils disent ou crient des slogans, dansent un peu, fument ce qui est supposé être du haschisch, se couchent sur la scène et battent des rotules, puis vont s'asseoir ou s'étendre dans les couloirs. Le beau talent qu'il faut pour faire cela!

Pour commencer, ils viennent dans la salle et murmurent à l'adresse des spectateurs situés au bord des rangées les phrases suivantes: « Je ne peux pas voyager sans passeport », « Je ne sais pas comment arrêter les guerres », « On ne peut pas vivre sans argent », « Je n'ai pas le droit de fumer du haschisch » et, finalement, « Je ne peux pas ôter mes vêtements ». Après cette dernière phrase, ils se déshabillent. Les femmes apparaissent en bikini, les hommes ont une ficelle autour des reins et un petit carré de tissu qui cache ce qu'il faut cacher. Ah : si ces corps quasi nus étaient beaux! Hélas, les quelque vingt comédiens et comédiennes qui constituent la troupe du Living Theatre n'ont aucune chance d'emporter un prix au concours de l'Apollon ou de la Vénus 1969! Et certains ont des yeux éteints de drogués et des ventres flasques.

C'est le moment de la provocation concertée. Ils crient au public : « Vous êtes libres. Vous pouvez choisir le rôle que vous allez jouer ce soir. Acteurs et spectateurs ont le droit de faire ce qu'ils veulent. » Pas de réaction. Alors, on entre dans la phase politique. De nouveaux slogans fusent : « Supprimez l'armée, la police, les prisons, les transactions financières! A bas le capitalisme et la bourgeoisie! Libérez-vous de la puissance de l'Etat! » Et comme on ne répond guère, les comédiens insistent : « Prenez la parole! Pourquoi personne ne bouge-t-il dans la salle? »

Finalement, on réagit. Quelqu'un crie : « C'est parce que la salle est

pleine de bourgeois » Un autre répond : « La salle est peut-être pleine de bourgeois, mais sûrement pas pleine de théâtre! » On entend encore : « Remboursez! », « Si on allait chercher Béjart! », « Changez de disque ou, mieux, changez de salle! » Julian Beck, le directeur du Living Theatre, essaie de dominer la situation en criant : « Formez des cellules pour faire la révolution ». Mais la confusion et l'ennui sont installés en maitres dans la salle. Des gens partent dès avant 22 h. D'autres attendent qu'il se passe enfin quelque chose. D'autres encore se résignent à achever la soirée dans une vague ambiance de meeting politique. Mais quelle indigence dans les tentatives de provocation et dans la « philosophie » du Living Theatre! C'est d'un simplisme ahurissant.

Et dire que l'on a créé tant d'agitation autour de ce « Paradise now ». Beaucoup de bruit pour rien, comme dirait Shakespeare...

André PARIS.

Auteur André Paris

Publication Le Soir

Performance(s) Paradise Now

Date(s) du 1969-12-10 au 1969-12-13

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre