Archives du Théâtre 140


Paradise Now par le Living Theatre



Les Beaux-Arts

20-12-1969

Au 140

Paradise Now par le Living Theatre

Il y a quelques semaines, le 140 recevait la troupe du Bread and Puppet de New York, troupe que son engagement politique n'empêche pas de faire de l'excellent théâtre sous le signe de l'amitié et de la communion avec le spectateur.

La comparaison avec le Living Theatre est ruineuse pour ce dernier. Je ne suis pas de ceux qui adulent ou exècrent le Living Theatre. J'estime que la compagnie de Julian Beck nous a montré quelques spectacles remarquables (comme The Brig), d'autres singulièrement agaçants et encore d'autres où le bon et le mauvais alternaient. Indiscutablement les comédiens du Living ont acquis une grande maîtrise dans le domaine de ce qu'on appelle l'expression corporelle. Mais l'utilisation de ces moyens est souvent discutable.

Avec Paradise now, le Living Theatre abandonne toute justification théâtrale pour se livrer à une forme d'activité qui se rapproche de l'« agit prop » encore que la révolution qu'il prône est bien plus de nature anarchique que politique.

Les comédiens commencent par évoluer dans la salle en s'adressant directement aux spectateurs : « Je ne sais pas comment arrêter les guerres » — « Je n'ai pas le droit de voyager sans passeport » — « Je n'ai pas le droit de vivre sans argent » — « Je n'ai pas le droit d'ôter mes vêtements » — « Je n'ai pas le droit de fumer du haschich ». Telles sont les plaintes formulées et qui se terminent par des cris hystériques. Après les exercices corporels de rigueur, la troupe, Julian Beck en tête, engage le débat avec le public et, on a regret à le dire, c'est un véritable festival de la bêtise et de la confusion mentale qui s'instaure. On tanne en particulier très fort sur le « bourgeois », ce qui est éminemment original à notre époque, on ne veut plus de gouvernement, de police, on veut la révolution, mais sans la violence, et la substitution du troc à l'argent. Julian Beck affirme froidement que les enfants d'ouvriers souffrent de malnutrition et que, de ce fait, leurs capacités intellectuelles sont amoindries. A en juger par la qualité des réflexions émises ce soir-là au Théâtre 140, il doit y avoir aussi un certain nombre d'enfants mal nourris dans les rangs de la bourgeoisie...

Le scandale que certains subodoraient n'était pas au rendez-vous de Paradise now, excepté si l'on tient pour scandaleux l'étalage d'une certaine sottise. En soi les idéaux du Living Theatre sont plutôt sympathiques. Cet anarchisme à base de non-violence, ce rousseauisme qui tient du phénomène hippie seraient plutôt de nature attendrissante. Malheureusement, la confusion intellectuelle est contagieuse et il y a dans le phénomène du Living Theatre quelque chose de très dangereux : c'est le mépris de la réalité. L'utopie est souvent nécessaire dans la mesure où, comme disait Gide, certains de ses objectifs finissent par être réalisés. Mais ici il ne s'agit pas d'utopie. Nous sommes devant une sorte de rêve d'illuminés qui s'évadent hors du réel et sont disposés à dire n'importe quoi pour préserver ce rêve. A ce niveau-là, le rêve est aussi une drogue...

Cette involution du Living Theatre est aussi désolante qu'inquiétante. Gaspillant ses moyens, renonçant à sa vocation propre qui est tout de même théâtrale, le Living se lance ici dans un combat qui est voué à l'échec. On peut se demander si certains aspects du mode de vie de cette troupe de contestation permanente ne la conduisent pas, sur le plan de l'art aussi, à l'auto-destruction.

Jean LEIRENS.

Auteur Jean Leirens

Publication Les Beaux-Arts

Performance(s) Paradise Now

Date(s) du 1969-12-10 au 1969-12-13

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre