Archives du Théâtre 140


Pierre Brasser et Magali Noël au 140. Un soir avec Boris Vian



La Libre Belgique

1-10-1971

Pierre Brasseur et Magali Noël au 140

Un soir avec Boris Vian

Quand nous avons entendu, mercredi soir, le public du 140 où l'on trouvait de nombreux jeunes faire un triomphe à Pierre Brasseur et à Magali Noël dans « Un soir avec Boris Vian », nous avons eu — pourquoi ne pas l'avouer? - la gorge serrée. Les succès posthumes ont toujours un goût amer. Le poète de : Barnum's digest » est aujourd'hui l'une des idoles des jeunes. Mais quand il vivait encore, pauvre et méconnu, qu'avons-nous su de lui? Dans les années cinquante, nous l'avons vu, le torse moulé dans un jersey bleu ciel, diriger de sa trompette dorée l'orchestre du Tabou ou du Club Saint-Germain de la rue Saint-Benoît. Nous connaissions de lui quelques poèmes, quelques chansons et un canular insolent, en forme de pastiche : « J'irai cracher sur vos tombes ». En 1959, quand il mourut sans avoir atteint la quarantaine, nous ignorions l'essentiel de son oeuvre. Les « Bâtisseurs d'empire » cependant valent bien Ionesco. « L'Ecume des jours » pourrait être du meilleur Queneau. Et « Cantilènes en gelée », c'est mieux que Prévert. Ionesco est à l'Académie. Prévert et Queneau sont riches. Et Boris Vian ne devient populaire que pour la jeune génération de mai 1968 qui se retrouve en lui...

Une lecture de textes de Boris Vian? Il fallait un monstre sacré de l'étoffe de Pierre Brasseur pour faire, admettre cette technique dépouillée qu'illustra déjà « Cher menteur ». De sa voix richement timbrée, le grand comédien nous a détaillé des poèmes connus ou moins connus, choisis par Noël Arnaud, où l'on trouve tour à tour la joyeuse impertinence, la secrète tendresse, l'humour subversif, la douloureuse gravité de celui qui, avec « l'Ecume des jours », inventa un nouveau langage. Boris Vian disait d'ailleurs : « Il y a des moments où je me demande si je ne suis pas en train de jouer avec les mots. Et si les mots étaient faits pour cela? » Ces « mots » sont parfois utilisés pour désarticuler et revivifier le langage, comme le firent Queneau, Tardieu, Ionesco. Parfois aussi ce sont des « mots d'auteur » à la manière de Jeanson ou de Shaw : « Je déteste par-dessus tout les femmes qui croient pouvoir se permettre d'être laides parce qu'elles sont intelligentes. Il est vrai que je ne connais pas de femmes intelligentes ». Et puis encore, admirablement dit par Pierre Brasseur, ce très beau poème :

« Je voudrais pas crever

 » Avant d'avoir connu

 » Les chiens noirs du Mexique

 » Qui dorment sans rêver... ».

Très belle, la voix chaude, de l'émotion et de la nostalgie dans le regard, Magali Noël donne la réplique à Pierre Brasseur. Elle chante « Fais-moi mal, Johnny », que l'on connaît, mais aussi « Le temps passe et il y met le temps », « Ne vous mariez pas, les filles », « Qu'est-ce que vous attendez? », d'autres encore. Ce n'est pas un récital, c'est mieux : un hommage chaleureux à un merveilleux poète. La plupart de ces chansons, Boris Vian les avait d'ailleurs écrites pour Magali Noël, qui les chanta notamment à la Tour de Babel (de Jo Dekmine déjà), à la Grand-Place, il y a de cela une bonne dizaine d'années...

Un court-métrage, joyau des cinémathèques — « L'histoire d'une obsession » — nous rappelle enfin que Boris Vian fut le premier à mettre des moustaches à la Joconde. Un spectacle (« avant Paris ») à ne pas manquer.

J. H.

Auteur J.H.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Un soir avec Boris Vian

Date(s) du 1971-09-29 au 1971-10-02

Artiste(s) Boris VianPierre BrasseurMagali Noël

Compagnie / Organisation