Archives du Théâtre 140


Le borgne est roi de Carlos Fuentes. Un 'cri' que le poète fait jaillir des forces de la nuit



Le Soir

AU THEATRE 140

LE BORGNE EST ROI

de Carlos Fuentes

Un « cri » que le poète fait jaillir des forces de la nuit

Théâtre d'ombre traversée d'éclairs, théâtre de sonorités verbales et de belles compositions gestuelles, « Le Borgne est roi », de l'auteur mexicain Carlos Fuentes — traduit de l'espagnol par Céline Zins — nous introduit dans l'univers étouffant de deux êtres qui s'attirent et se repoussent, s'aiment et se haïssent, et cherchent désespérément une commune lumière dans les caresses et les coups de griffes. Tout, ou presque, y est symboles, protestations ou prières, allusions, horizons incertains. L'auteur s'est délivré d'un songe fraternel dans des élans où l'inspiration, parfois, trouble l'ordre de la raison, et c'est pourquoi chacun, selon sa formation et ses « antennes » peut accorder à la pièce une signification personnelle. Elle n'est pas ésotérique, mais de matériaux purs. A vous de construire, et c'est assez captivant.

Un homme et une femme sont en scène, dans un décor grisâtre, une sorte de brocante génératrice de « morosité » où un lit voisine avec une armoire-buffet, une haute glace ovale, un fauteuil à bascule et d'énormes piles de journaux. Et tout cela dans le désordre — c'est déjà un symbole.

L'homme s'appelle Duc, la femme se nomme Donata. Tous deux sont atteints de cécité, ou du moins le prétendent-ils, car on n'en est pas tellement sûr. De même, on pourra se demander, à la fin de la pièce, s'ils ne sont pas frère et sœur...

Ce qui apparaît nettement, c'est qu'ils tentent de se dégager d'une sorte de carcan de vie, qu'ils vont vers « autre chose », vers un avenir qui n'a encore ni formes, ni couleurs, et qu'ils appellent en tuant le présent.

Ils vont se métamorphoser. Il faut dire qu'ils sont dans une vaste demeure. Donata étant l'épouse et Duc le domestique d'un « maître » qui est allé à Deauville pour y tenter fortune à la roulette, et dont ils attendent le retour. Au vrai, ils sont « peuple » tous les deux, avec même un côté bestial qu'ils révèlent en se mettant à table pour manger une tête de loup, ou en se roulant sur le sol quand ils sont en crise.

Nous les verrons amant et maîtresse, mais sans chaleur, sans engagement de cœur, comme si la haine devait être le prix de l'amour. Ils sont à la fois marbre et chair. Ils sont effrayants et pathétiques.

Duc et Donata se métamorphosent donc, c'est-à-dire qu'ils se recréent en d'autres personnages, qui grouillent en eux — et pour mieux se jouer mutuellement la comédie. Un tiers adulte, un tiers enfant, un tiers animal : une fée secoue le poète et de ce merveilleux distillateur sortent Donata et Duc, ces deux êtres haletants et déchirés qui, pour n'être que fractions d'eux-mêmes, se cherchent douloureusement, s'efforcent de se constituer.

Et puis, portés par leur impuissance à la limite de l'exaspération, ils ravageront la demeure, ils en détruiront jusqu'à l'âme, puis s'en iront, l'un poursuivant l'autre de ses appels inutiles... Quand le « maître » rentrera, sa surprise et son chagrin de trouver sa maison saccagée et vide ne seront pas longs, car des guérilleros vont surgir de partout qui le cribleront de balles...

Quel pouvoir, aux yeux du poète latino-américain, symbolise-t-il, ce « maître »? La vieille puissance colonisatrice? La force de l'argent? A moins que ce ne soit Dieu « responsable » incompréhensible de tout?...

Une telle pièce est très dure à jouer. Maria Casarès s'y donne tout entière, entrailles, muscles, masque et voix. Cette grande comédienne possède un métier extraordinaire, et l'on voit, et l'on entend, qu'elle a étudié son personnage jusque dans les moindres détails d'expression. Elle grince, elle frémit, elle halète, elle rampe, elle ordonne, elle est sauvage et tendre, dure et fragile, pantelante et rageuse — et on l'admire tout en se demandant si une telle dépense n'est pas excessive.

Sami Frey ne lui est certes pas inférieur qui, avec des moyens plus sobres, mais tout aussi efficaces, s'exprime par un admirable jeu intérieur — mais quand il éclate, toute la salle vibre!

Enfin, la mise en scène de Jorge Lavelli emporte le spectacle dans un souffle peu commun, où il semble que l'inspiration — ou les intuitions heureuses, aient retrouvé les sources de l'auteur.

Marcel VERMEULEN.

Auteur Marcel Vermeulen

Publication Le Soir

Performance(s) Le borgne est roi

Date(s) du 1972-01-13 au 1972-01-22

Artiste(s) Carlos FuentesJorge LavelliSami FreyMaria Casarès

Compagnie / Organisation