Archives du Théâtre 140

La Dernière Heure

16-1-1972

AU 140

« Le borgne est roi »

Maria Casarès et Sami Frey ont remporté, jeudi soir, au Théâtre 140, un très gros succès. Tout à fait mérité. Seuls en scène pendant tout le spectacle, leur prestation est véritablement hallucinante, encore qu'un peu trop grimaçante par endroits, pour notre goût, chez Maria Casarès. On est envoûté. On admire ce don total. Aucune tricherie. Et quelles voix!

Mais ceci dit, il faut bien avouer son embarras. Il y a tant d'énigmes dans la pièce de Carlos Fuentes et il y a si peu de clés que l'on finit par se décourager et que l'on renonce à trouver le sens profond, que l'auteur a pourtant voulu donner à ce « duel » qui se déroule devant nous dans une atmosphère délirante, démentielle...

Les deux personnages qui s'affrontent, se déchirent, s'aiment, en quête, semble-t-il, d'une liberté qu'ils ont aperçue, l'un et l'autre, dans leurs rêves extravagants, ces deux personnages sont deux aveugles, un valet et sa maîtresse, dont l'époux est momentanément absent. Mais sont-ils réellement aveugles? Et tout le temps?! Et l'un sait-il que l'autre l'est et réciproquement? Ou font-ils semblant? De même, seront-ils réellement amants ou joueront-ils à l'être, comme ils jouent — à moins due ce soit vrai — à être frère et soeur?

D'autre part, où et quand cela se passe-t-il? La référence au mari qui serait allé jouer aux courses à Deauville et une partie du décor sonore incitent à penser que l'on est en France à notre époque. Mais certaines projections géantes et des valses démodées peuvent aussi nous orienter vers le Mexique à l'époque de Maximilien… Ce qui paraît certain, c'est, que le pays se trouve en état de crise puisqu'en finale, après que les deux héros seront partis à l'aventure, le mari - qui est borgne, lui, mais qui ressemble étonnament à l'aveugle de tout à l'heure — revenant au logis, y sera abattu par des révolutionnaires...

Alors? Le borgne ne serait-il plus roi au pays des aveugles? Et ne seraient-ce pas ceux-ci qui, en définitive, y verraient le plus clair? Des aveugles en quête d'une liberté — ou d'un dieu — bien plus difficile à saisir qu'on ne le pense? Maximilien et Charlotte? Adam et Eve? Vous et moi?

Nous vous donnons ici les éléments tels que nous avons cru les saisir. Mais il y en a sûrement d'autres. Et finalement autant d'interprétations qu'il y a de spectateurs.

Qu'on soit déconcerté, c'est indéniable. Mais que, surtout grâce au jeu de Maria Casarès et de Sami Frey, mis en scène par Jorge Lavelli dans un véritable capharnaüm tenant lien de décor, on soit jusqu'à un certain point subjugué, voilà qui ne l'est pas moins...

R.P.