Archives du Théâtre 140


Médée par la Mama de New York



Le Soir

5-6-1972

MÉDÉE

par la Mama de New York

Le spectateur féru de reconstitutions classiques sera certes étonné au spectacle de Médée joué dans les textes grecs d'Euripide, et latin de Sénèque, par la Mama de New York. Cela tient du « digest du vaudou, de l'avant-garde, tout en insufflant une vie nouvelle aux textes prestigieux, même tronqués, se télescopant pour engendrer une étrange représentation. Celle-ci, à tout prendre, ne trahit pas les auteurs, si elle s'autorise cependant des libertés extrêmes, tout en conservant la dignité foncière qui caractérise la grande tragédie classique.

Sans doute certains aspects ont été simplifiés. Créon n'y apparait pas en acteur, ce qui réduit l'aspect politique si le chœur masqué reproduit cependant la clameur populaire.

Enfin, ni le ciel de l'Attique, ni celui de Rome n'illuminent la scène, envahie entièrement par les spectateurs qui laissent un étroit passage où se déroule toute l'action. Au contraire, l'obscurité est presque totale,

percée par endroits par la flamme des bougies.

Cependant, l'essentiel de l'action est préservé, en la terrifiante présence de Médée la magicienne, telle qu'Euripide la voulait, abdiquant en quelque sorte sa qualité de demi-déesse, petite-fille du Soleil, pour déchaîner toutes les fureurs que lui imprime une jalousie d'une femme bafouée par un homme qu'elle soutient de tous ses sortilèges, Jason, qui est sur le point d'épouser Créuse, fille de Créon, roi de Corinthe. La pièce se termine par une apothéose de Médée, malgré l'énormité de ses crimes, se conformant d'ailleurs aux dénouements des tragédies d'Euripide et de Sénèque, où elle quitte la scène sur un char aérien tiré par des dragons.

Comme dans les deux tragédies, la Médée de l'adaptation d'Andréi Serban domine toute l'action, autant par sa perversité haineuse et entêtée, que par la puissance de sa magie.

On pourrait s'étonner d'entendre les acteurs passer au cours du dialogue, du grec au latin et inversément. En réalité, il semble que les portraits de Sénèque servent à amplifier en quelque sorte la portée du texte hellénique, par la concision et l'énergie propres au latin.

Ajoutons que les textes sont dits d'une infinité de manières passant du chuchotement à la déclamation ou adaptant la monodie. En fait, dans les passages tenant de la mélopée ou de la mélodie, on n'est pas loin de l'opéra.

De toute façon, malgré les innovations de la mise en scène et de l'interprétation, les textes conservent toute leur splendeur, à l'instar des monuments anciens illuminés par les projecteurs électriques. Même le spectateur ignorant le grec ancien ou le latin est pris par la puissance de cette évocation qui fait revivre quelque mystère ancien autant qu'une pièce de théâtre. L'orgueilleux triomphe de la magicienne est au-delà du drame simplement humain, si Euripide et Senèque n'ont pas voulu qu'y interviennent le Destin ou la Fatalité, si puissants chez Eschyle ou Sophocle. Ici, le ressort moteur est la jalousie d'une femme, trop humaine pour la petite-fille du Soleil, et s'inscrivant hors des décisions de l'Olympe, au point que Sénèque fait conclure Jason par une négation de la présence des dieux dans les hauteurs où Médée s'élève au moment de son atroce triomphe.

Les interprètes de la Mama de New York, dans la mise en scène d'Andréi Serban, sont au-dessus de tout éloge. Le fait qu'ils jouent au contact direct du public contribue beaucoup à cette sorte « d'aura », qui émane d'eux. Priscilla Smith est étonnante dans le rôle de Médée pétri de rage et de perversité. Nathalie Gray compose le personnage de la nourrice dans un style étrange où la douceur alterne avec l'imprécation. Jamil Zakkai est un Jason aux sombres fureurs, anéanti par les événements.

Pour conclure, disons que la Médée des artistes de New York est une sorte de négatif des tragédies d'Euripide et de Sénèque. Mais ce négatif contient les linéaments authentiques du drame. Ce qui lui confère son impact tragique.

L.V.

I

Auteur L.V.

Publication Le Soir

Performance(s) Medea

Date(s) du 1972-06-02 au 1972-06-04

Artiste(s) La Mama (New York)

Compagnie / Organisation