Archives du Théâtre 140


Au Théâtre 140, Medea par la Mama de New York



La Libre Belgique

6-6-1972

AU THEATRE 140

MEDEA

par la Mama de New-York

La perfection. Il faut oser le dire. Sans restriction. Sans hésitation. Sans « mais » ni « peut-être ». Dans le temps suspendu faisait irruption l'incandescence nocturne de la tragédie antique.

Médéa : soleil de haine, nuit d'amour. Passion torride, imprécation torrentielle. Toute la sauvagerie des premiers âges du monde, mais sublimée par la grandeur des rituels archaïques. Quand on sort du spectacle que La Mama de New York a présenté au Théâtre 140 ce week-end, les mots manquent, les phrases ne se forment pas pour dire le bonheur grave, pour expliquer l'envoûtement, qui s'est emparé de l'âme du spectateur.

En choisissant de faire dire le texte en grec (d'Euripide) et en latin (de, Sénèque), le metteur en scène roumain Andrei Serban confère au drame une puissance qui tire du verbe pur et nu l'éclat le plus insolite et le plus insolent. Le verbe, en effet, retrouve toute son énergie â la fois signifiante et incantatoire en dépassant la signification littérale qui demeure imperceptible pour qui n'entend ni le grec ni le latin. Les mots que nous employons tous les jours sont usés, comme les pièces de monnaie aux effigies estompées, parce qu'ils nous assaillent à une fréquence

telle que nous ne les percevons plus. Ici, par le truchement des langues mortes, ils retrouvent leur fulgurance originelle grâce au sens qu'ils possèdent et â la musique qu'ils font entendre. C'est une expérience inouïe que d'écouter une salle retenir son souffle en regardant des acteurs clamer leur douleur, chuchoter leur horreur. Et tout comprendre sans rien traduire.

Dès que dans le couloir qui mène â la scène tendue de noir — où le spectateur attend d'être introduit, comme attendaient les initiés de pénétrer dans le sanctuaire souterrain de Mithra — s'élève un murmure qui rase les murs comme la voix étouffée des morts au ras de l'Achéron, que se développe ensuite la lamentation rauque et lugubre de la nourrice, une terreur s'empare des cœurs — la terreur sacrée qu'inspirait aux assistants des mystères d'Eleusis la liturgie de vie et de mort qui allait se dérouler devant eux. Dès ce moment nous avons ressenti, comme jamais auparavant en assistant à une tragédie, que nous étions happés dans une « machine infernale », broyés par la dialectique inflexible de liberté et de fatalité où se consume toute aventure humaine.

Avec rien, ou si peu (quelques chandelles, quelques masques, une chaîne, un diadème), les comédiens, comme autant de théurges entraînent le public dans la contemplation extatique des crimes que sous une pulsion démoniaque va commettre Médée. Et, pourtant, cette Médée criminelle — criminelle parce que bafouée — qui peut dire qu'elle ne lui fait pas éprouver une pitié terrifiée? Mais qui peut dire aussi que ces acteurs qui ont des noms enregistrés à l'état-civil — Natalie Gray (la nourrice), Priscilla Smith (Médée), Jamil Zakkal (Jason) pour ne citer qu'eux — ne nous ont pas emportés par-delà le temps sur la montagne ténébreuse et sanglante des accomplissements suprêmes de la tragédie. Le théâtre devenait office, le texte musique, l'action rituel, et l'invincible clarté de l'intelligence et l'obscur vertige de la participation entrouvraient des abîmes où le cœur de l'homme — l'homme d'hier et d'aujourd'hui et de toujours — révélait la palpitation épouvantée de l'infini.

Parlerons-nous après cela de la technique vocale, de l'entraînement physique, de la discipline extrême de la mémoire et du corps, de la science de la mise en scène, du dépouillement de tout artifice, des mois de préparation? Oui, il faudrait parler de tout cela sans doute, mais on craindrait en faisant cela de se livrer à une répugnante vivisection. La vivisection d'un drame, le dissèquement d'une âme. Quand le spectacle s'achève, le public répond du dernier chuchotement par un interminable silence, un silence plus criant que n'importe quel hurlement. Le silence des sentiments qui depuis des millénaires se répercutent à travers le monde et portent au ciel la voix des hommes.

J.F.

Auteur J.F.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Medea

Date(s) du 1972-06-02 au 1972-06-04

Artiste(s) La Mama (New York)

Compagnie / Organisation