Archives du Théâtre 140


'La Mama' de New York au 140. Une étonnante 'Medea'



Pourquoi Pas?

8-6-1972

« LA MAMA » DE NEW YORK AU 140

Une étonnante « Medea »

NOUS venons de connaître une semaine de théâtre international qui n'a pas fait grand bruit, mais qui n'en fut pas moins assez extraordinaire. Cela commença au Palais des Beaux-Arts où l'A.D.A.C. avait fait venir une compagnie sicilienne, le Teatro Stabile di Catania, qui amenait deux pièces de Pirandello : « Liola » et « Le Bonnet de fou ». Une farce rustique et une comédie bourgeoise, qui appartiennent à la première époque du grand dramaturge italien, celle dite du cycle d'Agrigente. Elles ont été écrites à l'origine en dialecte sicilien, mais surtout elles baignent dans le climat de vivacité solaire de cette terre ardente. C'est dire que des acteurs siciliens sont bien nécessaires pour rendre l'alacrité verbale et gestuelle de ce théâtre. Ceux du Teatro Stabile di Catania n'y ont pas manqué qui, entraînés par Turi Ferro, ont, de l'avis de tous, donné à ces spectacles une prodigieuse vivacité.

Après Pirandello, ce fut le tour de Shakespeare au Centre Culturel d'Uccle. Le « Glasgow Citizens' Theatre » y présentait « Antoine et Cléopâtre », dans des conditions certes inhabituelles, à la façon d'une liturgie presque sauvage, sept acteurs se partageant tous les rôles. Sept acteurs très jeunes attachés moins à la densité humaine de l'œuvre, semble-t-il, qu'à la création d'une atmosphère d'envoûtement visuel, mais réalisant une imagerie d'une rudesse assez impressionnante.

Enfin, le Théâtre 140 accueillit « La Mama » de New York, la vraie, celle d'Ellen Stewart, qui accompagnait d'ailleurs ses comédiens. Et ce fut la révélation d'un spectacle étonnant : un condensé de tragédie antique porté à son plus haut point d'incandescence, sur le thème de Médée. Il a été mis au point par Andrei Serban en s'inspirant de la « Médée » d'Euripide et de Sénèque. Mais il ne s'agit nullement d'une adaptation syncrétique de l'œuvre du tragique grec et de son successeur latin. Ni davantage d'une entreprise de modernisation des tragédies anciennes. Ce qui nous fut proposé, c'est une création qui s'intitule « Medea », mais qui est proprement originale. Et ce mot est à prendre en son sens le plus fort, car on avait véritablement l'impression de se retrouver quelque part aux environs des origines de la tragédie antique.

Pour ce spectacle, Andrei Serban s'est contenté de puiser dans le texte d'Euripide et de Sénèque, pour orchestrer une pathétique confrontation entre Médée et Jason. Confrontation provoquée, comme on sait, par l'infidélité de Jason se proposant d'épouser la fille du roi de Corinthe, et qui se résout par la vengeance terrible de Médée sacrifiant ses enfants à son désespoir.

Mais quand je dis qu'Andrei Serban s'est contenté d'utiliser des fragments d'Euripide et de Sénèque, c'est au pied de la lettre qu'il faut prendre ces mots. Car ce spectacle se présente comme un montage de répliques, d'échanges et d'interventions du choeur, tour à tour en grec et en latin. Non pour aboutir à une pièce proprement dite, mais à une sorte de partition musicale, à une orchestration de phonèmes grecs et latins utilisés à la façon des éléments sonores d'une symphonie tragique. Ce n'est pas le sens des mots qui compte. Heureux, certes, si vous entendez encore assez de grec et de latin pour le saisir au vol. Mais c'est sans importance. Car on est au-delà du sens. On est au niveau d'une écriture théâtrale spécifique ; on est au niveau d'une écriture qui est celle d'une sorte d'opéra parlé où la musique est remplacée par la modulation des voix, celles-ci étant utilisées non en tant qu'échangeant des mots signifiants, mais en tant que porteuses d'intensité.

Dans cette perspective, le langage cesse d'être véhicule de données intelligibles, pour devenir une musique chargée de puissance émotive et pathétique, au gré d'une modulation qui va de la mélopée incantatoire à la vocifération hargneuse en passant par le rituel magique. Tout cela se déroule dans la pénombre d'un rectangle restreint, bordé par trois rangs de spectateurs limités en nombre, et dans le couloir duquel s'organise l'âpre cérémonie, scandée par les voix dispersées du chœur et les battements d'instruments de percussion. Et tout cela se traduit par une raucité sauvage, une dureté primitive, avec quoi fait admirablement contraste la douceur lointaine et douloureuse des voix qui représentent le chœur.

Ce qui résulte de cette composition élaborée d'autre part avec la rigueur et la précision d'un cérémonial hiératique, c'est le sentiment aigu de rejoindre l'ambiance naturelle de la tragédie antique au lieu de ses sources, de capter celle-ci dans la force brutale et panique de sa mystérieuse explosion initiale. Grâce d'ailleurs à des comédiens admirablement pliés à une impeccable discipline vocale. Que la violence primitive prêtée à la tragédie grecque nous soit ainsi rendue par une Amérique trempée de négritude, c'est une singulière leçon de civilisation!

Joseph BERTRAND

Auteur Joseph Bertrand

Publication Pourquoi Pas?

Performance(s) Medea

Date(s) du 1972-06-02 au 1972-06-04

Artiste(s) La Mama (New York)

Compagnie / Organisation