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'Medea' au Théâtre 140 par 'La Mama' de New York



La Libre Belgique

20-9-1972

"Medea" au Théâtre 140

par "La Mama" de New York

Genre : tragédie classique.

Auteurs : Euripide et Sénèque.

Mise en scène : Andrei Serban.

Interprétation : le théâtre « La Mama » de New York.

Date : 19-24 septembre à 21 h.

Un soir de juin, dans un Bruxelles qui ne pensait qu'aux vacances, on put voir un spectacle d'une sombre incandescence, d'une beauté mystérieuse, d'une sauvagerie raffinée et barbare : « Medea », en latin de Sénèque, en grec d'Euripide, par le théâtre « La Mama » de New York. Nous avons aussitôt écrit ici même que la représentation atteignait la perfection, et qu'il fallait oser le dire, sans snobisme ni fausse pudeur, sans aucune de ces restrictions destructrices faites de « sans doute » et de « peut-être ».

De Bruxelles, « La Mama » s'est rendue à Paris, où elle passa inaperçue. Ionesco écrit : « les quatre ou cinq de nos critiques dramatiques qui veulent cependant gérer la théâtralité se sont refusés à parler de ce spectacle dont ils n'auraient pu enregistrer, au niveau de leurs moyens, la portée profonde ». Par la suite, La Mama triompha aux festivals de Baalbek et d'Avignon; à l'issue de ce dernier, un critique du « Figaro littéraire » se scandalise du silence fait autour d'elle dans la capitale française. La voici qui revient à Bruxelles, pour la plus grande chance de ceux qui la manquèrent il y a trois mois, et qui pourront la découvrir — ou la revoir — au Théâtre 140, avenue Plasky, jusqu'au 24 septembre à 21 h. Nous n'avons pas dit « l'applaudir », parce qu'aucun des assistants ne saurait, ni ne voudrait, rompre le silence vertigineux des cimes où l'a transporté une tragédie antique, non pas reconstituée mais retrouvée, non pas recopiée mais recréée dans sa terrifiante intemporalité.

De quoi s'agit-il? D'un mystère, comme il s'en célébrait à Eleusis jusqu'en 396 de notre ère, ou dans les sanctuaires mithriaques éparpillés à travers l'empire romain. De ces cultes d'origine orientale les rapports officiels médirent beaucoup, comme ils calomnièrent la religion chrétienne. Or, ils apportaient aux païens assoiffés de mystique et rêvant de rédemption le supplément d'âme que ne leur procuraient plus les cultes civiques réduits par la routine au froid cérémonial des « Te Deum » de nos 21 juillet. Leur signification et leur symbolisme subsistaient, mais ils avaient perdu le sens profond de la communication entre les dieux et les hommes. Par contre, et à l'instar du jeune Julien, que les chrétiens surnommèrent « l'Apostat », les païens éprouvaient le sentiment du sacré, ressentaient une ferveur exigeante, rencontraient une présence divine réconfortante dans les célébrations initiatrices et nocturnes dirigées par les théurges.

Nous sommes-nous égarés? Non, c'est ce climat qu'enfante « La Mama » de New York, sous la conduite inspirée et savante du metteur en scène roumain Andrei Serban. Nous l'avons écrit en juin dernier. Ionesco aussi l'a vu, et

nous le citerons pour ne pas nous répéter : « Il s'agit bien d'une tentative terrible, tragique, presque désespérée, inavouée, de retrouver des rites archaïques, des gestes, des sons, des modulations, des modèles, que nous avons depuis toujours, au profond de nous-mêmes, au-delà de la culture, par-delà notre civilisation : des modèles, des archétypes, qu'il s'agit de faire ressortir à la lumière, en vue de la réintégration perdue, dans un ordre spirituel et cosmique, réinventé ou retrouvé ».

On ne saurait mieux dire. La réalisation de « La Mama » met au jour les racines de la tragédie classique qui propose de siècle en siècle à un public toujours nouveau, toujours fidèle, une parabole et une communion. Cette tragédie, carrefour et confrontation de la loi et de la liberté, de la volonté et de la fatalité, tente à chacune de ses incarnations d'élucider la culpabilité des hommes, qui crient leur innocence en sombrant dans le crime — brûlant d'un mal dont la tunique de feu les dévore.

Tel qu'il se présente, le spectacle se situe au terme de toute la recherche théâtrale contemporaine, mais en retrouvant la simplicité de la vraie grandeur et le dépouillement de la vraie science, elle en constitue un achèvement. De ces noces de sang, où le verbe et le geste s'épousent avec une pureté violente et sublime, le spectateur sort foudroyé — et heureux.

J.F.

Auteur J.F.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Medea

Date(s) du 1972-09-19 au 1972-09-24

Artiste(s) La Mama (New York)

Compagnie / Organisation