Archives du Théâtre 140


Deux curieuses 'premières' à Nancy: L'admirable 'Bread and Puppet' menacé d'un mal sournois: la sophistication



Le Soir

8-11-1972

Deux curieuses « premières » à Nancy

L'ADMIRABLE « BREAD AND PUPPET »

menacé d'un mal sournois : la sophistication

(DE NOTRE ENVOYE SPECIAL.)

Nancy, février.

Le fameux Living Theatre, de New York, avec son anarchisme, ses innovations saisissantes, ses provocations concertées, son besoin de libération inconditionnelle et son goût parfois un peu enfantin pour le scandale dans la rue, a secoué brutalement le monde du théâtre pendant quelques années. Puis, il a disparu. Que reste-t-il aujourd'hui du passage de ce météore parfois brillant, parfois clignotant? Peut-être rien d'autre, précisément, que le souvenir de ces secousses et de cette rébellion professée ouvertement contre certaines traditions scéniques.

Mais, tant d'autres animateurs et novateurs divers ont, depuis lors, si bien contribué à battre en brèche une forme familière de théâtre que l'action du Living Theatre, originale à ses débuts, a fini par être noyée dans un immense courant et par perdre sa personnalité. Je croyais qu'il n'en irait pas de même avec le très singulier « Bread and Puppet Theatre », de New York également, révélé au Festival mondial de Nancy, en 1968, et qui, lui, à l'opposé du Living Theatre, n'a suscité aucun imitateur.

Quel choc, cette année-là, lorsqu'on découvrit, dans une salle souterraine de l'Hôtel de ville de Nancy, en bordure de cette célèbre place Stanislas, toute fière de son élégance raffinée du XVIIIe siècle, une petite troupe pauvre, généreuse, touchante, qui s'appelait « Bread and Puppet Theatre », c'est-à-dire le « Theâtre du pain et de la marionnette »! Quand on entrait dans la salle, une jeune femme, tout de noir vêtue, distribuait à chaque spectateur un quignon de pain que l'on grignotait pieusement. Et puis, c'était la pièce muette intitulée Fire (Le Feu). Une évocation extraordinairement émouvante de la guerre au Vietnam, à l'aide de tableaux où des comédiens masqués et costumés se mêlaient de façon presque indistincte à des marionnettes géantes.

Pas de propagande politique, pas de cris, pas d'appel à la rébellion : simplement la vie d'un petit village vietnamien en proie à la peur, au bombardement, à l'incendie final. Avec des moyens restreints, avec une pureté d'expression inouïe à la scène. Il ne s'agissait même plus, finalement, du Vietnam, des Américains, des idéologies capitalistes ou communistes. C'était la guerre tout court, la guerre éternelle, avec ses souffrances identiques, que l'on soit d'un bord ou de l'autre, avec sa folie destructrice, avec son inhumanité stupide.

Très vite, le « Bread and Puppet » devint célèbre en Europe. On le vit à Bruxelles, au Théâtre 140, et aussi à Liège, dans l'admirable spectacle The Cry of the People for Meat (littéralement: Le Cri du monde pour de la viande). Son originalité crevait les yeux, en même temps qu'elle bouleversait les cœurs. Son principe : faire exprimer par des marionnettes atteignant 2 m 50 ou 3 m de hauteur, et merveilleusement modelées, des sentiments universels que l'homme le plus fruste peut éprouver avec autant d'intensité que l'artiste le plus raffiné.

Aussi, la nouvelle que le « Bread and Puppet » allait révéler à Nancy, hors festival, en ce début de février, deux nouveaux spectacles, a-t-elle fait accourir en Lorraine critiques et observateurs internationaux.

Une poésie miraculeuse noyée sous les effets gratuits

Or, voilà bien le drame des grands enthousiasmes soudain déçus! Le premier spectacle, La Cantate de la dame grise, joué dans une très fonctionnelle Maison des jeunes de la banlieue de Nancy, fait apparaître tout de suite une inattendue évolution du « Bread and Puppet » vers la sophistication et les effets gratuits, au détriment du sens poétique et de la sensibilité qui le caractérisaient.

C'est bien simple : on ne s'y retrouve plus, on cherche vainement une signification relativement précise, une portée plus ou moins nette à des scènes chargées d'un symbolisme tarabiscoté. Impossible de suivre l'action si l'on ne lit pas, auparavant, dans le programme, les notes d'un commentateur anonyme qui, lui au moins, est dans le secret des dieux. Il nous explique qu'il s'agit d'une cantate de mort, d'un conte infiniment triste sur le massacre des innocents en temps de guerre.

Et il y a, effectivement, quelques tableaux émouvants et éloquents, qui nous montrent la Dame grise, c'est-à-dire la mère ou mieux la « mater dolorosa » acceptant par force que son fils parte pour la guerre où il sera tué. Cette mère, c'est une gigantesque poupée, dont le visage de carton grisâtre, qui évoque un peu les fameuses statues de pierre de l'île de Pâques, réussit à être étrangement poignante dans sa fixité. Elle a des mains énormes, disproportionnées, qui ne sont faites que pour supplier vainement. Et une seule larme, grande comme un cabochon de cristal, sourd de sa paupière droite, lors de la séparation d'avec son fils.

Mais, sur ce thème universel et si naturellement attendrissant, se greffent des tas d'interventions saugrenues, des personnages mystérieux (comme cette sorte de Churchill géant, fumant un cigare de 50 cm de long, et affublé d'ailes noires qui en font un ange de la mort...), d'effets dignes du théâtre du Châtelet (comme cette averse de neige... en papier, qui clôture le spectacle) et de péripéties incompréhensibles, qui déconcertent et lassent l'attention du public le plus bienveillant.

Sans doute, le principe des impressionnants groupements de poupées est-il maintenu, parfois avec un bonheur évident ou un pouvoir de choc tout aussi indéniable. On voit, par exemple, une douzaine de femmes (ce sont encore des marionnettes de 2 m 50 de hauteur) se serrer peureusement l'une contre l'autre tandis que les survole un dérisoire bombardier noir, qui n'est réellement qu'un jouet d'enfant. Quelques petits cailloux tombent des cintres dans des eaux apportés par ces femmes. Et, miraculeusement, ces mêmes bruits secs suggèrent le bombardement aérien le plus dévastateur que l'on puisse imaginer!

Mais, à côté de quelques trop rares trouvailles scéniques de ce genre, on se sent perdu dans un symbolisme douteux, où des corbeaux croassants jouent un rôle extravagant et monotone et où la complaisance du « Bread and Puppet » pour un hiératisme fatigant apparaît tout à coup désuète et inefficace, parce qu'elle tourne trop souvent au procédé.

Sous l'influence japonaise: une aventure indéchiffrable mais fascinante

Le deuxième spectacle se révèle encore bien plus déconcertant : un véritable rébus! Cela s'appelle: L'Apocalypse de l'oiseleur et c'est une adaptation libre d'un « kyôgen » japonais, c'est-à-dire d'une courte, farce jouée entre deux « nô » traditionnels. Visuellement, c'est merveilleux. Mais on n'est pas plus capable de déchiffrer cette aventure mystérieuse que de lire un manuscrit arabe lorsqu'on ne connaît que le français!

Cette fresque d'inspiration orientale se déroule, cette fois, dans la très belle et très officielle salle du Grand Théâtre, place Stanislas. L'immense plateau est nu et l'on songe tout de suite à la fameuse pièce de Pirandello. Six personnages en quête d'auteur. Car, ici aussi, on voit les murs blancs du fond du plateau, les portes d'accès, les dégagements, les perches, les câbles.

Près de la rampe, trois sources lumineuses, derrière lesquelles trois espèces de fantômes sans visage accouchent lentement de trois bébés sans tête, aux sons d'une musique lente, grêle, monocorde, à la fois simpliste et envoûtante. Puis, surgissent six monstrueuses marionnettes chapeautées de bannières qui planent à 5 m du sol. Cette fois, le « tableau » a pris ses couleurs, qui sont exclusivement le rose et le rouge. Tout le spectacle est conçu dans ces teintes, en une sorte de camaïeu étonnant, à la fois agressif et écœurant.

Ensuite? On ne peut que signaler ce que l'on voit, sans y rien comprendre: un quadrupède étrange, chevauché par un oiseau, vient dévorer les trois bébés; une maman, qui a bien 3 m de tour de taille, dépose sous elle trois gnomes grimaçants. Tout cela avec force cris, plaintes, lamentations et murmures divers, jusqu'à ce qu'un oiseleur, vêtu comme un M. Loyal de nos cirques d'Occident, se défende véhémentement devant le roi des enfers, qui l'accuse d'avoir enfreint les lois sacrées en exerçant son odieux métier. S'enchainent encore là-dessus des scènes tapageuses, exubérantes, où un personnage japonais se transforme en un « G. I. » qui sera « absorbé » par la maman géante de tout à l'heure.

C'est très impressionnant, très pictural et... très ennuyeux. Si le « Bread and Puppet » prétend conserver sa vocation de théâtre populaire jouant dans la rue, dans des temples ou sur des terrains de camping, on se demande qui il pourra toucher avec un spectacle pareil.

Après cette étrange Apocalypse et comme pour donner un coup de barre inattendu, la troupe américaine présente une courte pièce intitulée Mississipi et qui, elle, se situe tout à l'opposé de ces recherches baroques et exotiques. C'est l'histoire toute linéaire (avec une invraisemblable série de sous-titres français) d'un jeune Noir qui travaille pour entretenir sa mère, qui refuse d'aller se battre au Vietnam, qui est tué par un agent de l'Etat, et dont le cadavre est rapporté à sa mère. C'est touchant, cela parle — avec quelle éloquence déchirante! — à tout le monde, et les marionnettes, une fois encore, apparaissent merveilleuses. Mais nous sommes en 1972. Il y a quatre ou cinq ans, ce Mississipi nous aurait bien plus impressionné dans une naïveté qui aurait été nouvelle à l'époque et dans son émotion puissante. Mais le « Bread and Puppet » nous a montré, depuis lors, maintes oeuvres plus riches, plus nuancées, plus accomplies. Si bien que cet apologue, malgré l'évidente perfection du raccourci dramatique, risque de laisser sur leur faim ceux qui connaissent et admirent la célèbre troupe new-yorkaise.

Le « Bread and Puppet » est-il à un tournant dangereux, comme en connut le Living Theatre au moment de Paradise Now? On souhaite sincèrement que non. Mais son génial animateur, Peter Schuman, devrait peut-être faire un retour sur lui-même pour retrouver l'émotion unique, la générosité foncière, la « lisibilité » indispensable et aussi la fraîcheur d'inspiration qui avaient marqué ses précédentes créations.

André PARIS.

Auteur André Paris

Publication Le Soir

Performance(s)

Date(s) 1972-11-08

Artiste(s)

Compagnie / Organisation