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La condamnation du '140' à l'aide des articles de la critique: Une menace sérieuse pour la liberté d'expression



Le Peuple

25-3-1973

La condamnation du "140" à l'aide des articles de la critique

UNE MENACE SERIEUSE POUR LA LIBERTE D'EXPRESSION

Thémis a parlé : Jo Dekmine, directeur du 140, a été condamné jeudi matin devant la cour d'Appel, pour avoir présenté dans sa salle à Schaerbeek, un spectacle du Ridiculous de New-York, jugé pornographique. Thémis a parlé et Jo Dekmine a failli ne pas répondre. Car, au cours de la conférence de presse qu'il a organisée le jour même, le directeur du 140 s'est montré plus soucieux de l'avenir de son théâtre, de ses conditions d'existence, de ses difficultés financières et de son espoir dans le marché couvert de Schaerbeek.

Mais ceux qui étaient présents à cette conférence de presse n'ont pas estimé l'affaire close. Et notamment Marcel Hicter, directeur général au ministère de la Culture française, qui a déclaré que cette condamnation doit contribuer à une prise de conscience pour tout le monde. Une prise de conscience à propos d'un jugement dont la portée va plus loin que la condamnation d'un citoyen nommé Dekmine. Un jugement qui est le reflet d'un appareil judiciaire qui se laisse désespérément remorquer par un exécutif beaucoup plus avancé (dixit Hicter) et par une société dont les moeurs ont évolué considérablement durant ces dernières années.

A moins que cette condamnation ne soit qu'un sursaut. Un dernier. Puisqu'en très peu de temps un grand nombre de cinémas dans la capitale ont recyclé leur politique commerciale et ouvert leurs écrans à des films érotiques dont la caractéristique première n'est bien souvent pas la qualité. Le parquet n'intervient pas. Tout comme il n'interviendra pas pour un film de valeur, celui-là, intitulé « Le dernier tango à Paris ». Et c'est heureux ainsi!

Au nom de quoi?

Mais on peut se demander pourquoi ce qui est toléré en matière cinématographique devient-il sujet de scandale en matière de théâtre? D'ailleurs, pourquoi ergoter, alors que tout se résume à une question.

— Au nom de quoi a-t-on le droit d'interdire à quelqu'un qui a atteint un âge de maturité suffisante, de voir et d'apprécier un spectacle, quel qu'il soit? L'interdire, c'est décider à la place des gens où est le bien et où est le mal. C'est nier la relativité de la morale. C'est décider que les gens ne sont pas mûrs pour juger eux-mêmes. Cela relève de l'obscurantisme et de l'Inquisition.

Alors, au nom de quoi? Au nom de la loi? Une loi qui ne connait pas l'évolution du temps?

Pour justifier cette condamnation le tribunal s'est basé sur les articles des critiques dramatiques parce que ceux-ci sont censés représenter l'esprit de l'époque. Mais le fait que des critiques condamnent une pièce parce qu'elle est détestable, parce qu'ils n'y ont rien compris, ou même parce qu'ils la jugent obscène, est-il un critère valable pour qu'on en interdise la représentation? Et ces mêmes critiques, en émettant, en toute bonne foi, un jugement de valeur sur la pièce, n'ont assurément pas demandé que l'on poursuive le directeur du théâtre. Aimeront-ils que leurs articles servent de rapport de police? Or, c'est aussi en fonction de leurs écrits qu'on a condamné. N'y a-t-il pas là également quelque chose de révoltant? Désormais, un critique n'osera plus exposer avec franchise une opinion catégorique sur un sujet controversé. Et les réserves qu'il se permettra de formuler devront être adoucies dans des bains de paraffine afin qu'il soit bien certain qu'elles n'écorcheront personne. On pourra en faire des suppositoires...

Et ainsi, l'auto-censure se renforcera, aussi bien sur le plan critique que dramatique. Ce sont là les retombées possibles d'un tel jugement. Désastreuses pour la liberté d'expression, sous toutes ses formes!

Un espoir : le marché couvert

Quant au Théâtre 140, il n'échappera pas à la sévérité d'une certaine partie de l'opinion publique traumatisée par la marque d'une condamnation : pas de fumée sans feu, il devait donc s'en passer des choses dans ce théâtre!...

Or, le 140 n'a que faire actuellement de ces difficultés supplémentaires. Les siennes lui suffisent amplement. Le 140, c'est le révélateur des courants actuels aussi bien en matière de théâtre qu'en musique populaire. Il a donc une vocation particulière et pourtant, estime son directeur, il n'est qu'un alibi. Car le manque de moyens l'empêche de remplir sa véritable fonction. Faire venir des troupes étrangères, cela coûte cher! Et puis il y a l'intendance qu'il faut assurer quotidiennement. Et Jo Dekmine de se poser la question : — Mais si le 140 ne remplit pas ce rôle, qui le fera?

Il faudrait beaucoup d'argent pour que le 140 puisse, avec les moyens dont il dispose, actuellement suivre convenablement sa vocation. On sait ce que cela veut dire : à l'heure des restrictions budgétaire, de l'argent, il n'y en a pas!

La solution, Jo Dekmine la voit dans ce marché couvert de Schaerbeek dont on a déjà parlé. Un lieu « où on se sentirait à l'aise, comme dans un paysage, aussi bien à 30 qu'à 2.000 ». Un lieu sans contrainte où l'on pourrait se promener, suivre ou ne pas suivre les spectacles: être dehors, mais à l'abri des contingences climatiques; avec des magasins ouverts tard le soir ; loin « des fauteuils aussi tragiques que ceux qui nous attendent chez nous »: dans un quartier populaire non contaminé par les drugstores et les galeries commerciales: où pourraient s'épanouir pleinement le nouveau théâtre et la music pop...

Le principe est admis, mais il faut aussi de l'argent.

— Je rencontre partout une bonne volonté complète, a dit Jo Dekmine, mais j'ignore quel est le degré de volonté...

Voilà où l'on en est avec le 140 : un théâtre qui se remet en question, un théâtre que l'on ne peut abandonner parce qu'il a sa place dans notre pays, parce qu'il a sa fonction, son rôle: et aussi pour que le coup de Jarnac de la Justice ne soit pas en définitive un coup de grâce!…

Willy DECOURTY.

Auteur Willy Decourty

Publication Le Peuple

Performance(s) Cockstrong

Date(s) du 1971-04-20 au 1971-04-25

Artiste(s) The Playhouse of the Ridiculous

Compagnie / Organisation