Archives du Théâtre 140


The Ridiculous Theatre Company au Théâtre 140



La Libre Belgique

17-10-1973

The Ridiculous Theatre Company au Théâtre 140

CAMILLE

L'étonnant spectacle, fréquemment et frénétiquement applaudi, que ce « Camille » que le Ridiculous Theatre Company campe au Théâtre 140! Un spectacle qui, par le jusqu'au-boutisme de son propos et de sa technique, porte la théâtralité à un paroxysme, en démontant et remontant sous nos yeux les mécanismes du rire et des larmes.

Pour cet exercice, qui est à soi-même une œuvre d'art, rien ne pouvait offrir une plus riche matière que « La Dame aux camélias », qui garde d'étranges pouvoirs de fascination par le thème qui l'anime et le mythe qu'elle est devenue. Dans le relecture qu'il nous en donne, Charles Ludlam mêle le regard rétrospectif de la dérision et le respect paradoxal de sa vérité. Jouant lui-même le rôle de Marguerite Gautier, il est tout à la fois l'héroïne de Dumas, mais aussi Sarah Bernhardt, Greta Garbo et Charles Ludlam; il est le passé et le présent de la pièce, la vie et son image; et devant cette opération, le spectateur se retrouve dans la position du petit Proust contemplant dans la chapelle de Combray, et confondant dans son imagination, la duchesse de Guermantes, venue de Paris, et Geneviève de Brabant, figée dans le vitrail.

Car il ne faut pas s'y méprendre : un premier plaisir découle de voir la Dame aux camélias incarnée par un travesti; c'est d'une drôlerie facile, une drôlerie au premier degré. Mais la transposition se précise et s'intériorise : dès le deuxième acte, dans la scène où Duval père vient prier Marguerite de rompre avec son fils, le silence qui s'établit est celui qu'imposent le conflit des sentiments et la conduite mathématique des rapports entre les deux protagonistes. Le troisième acte (dans la salle de jeu), redevient d'un comique énorme, mais le quatrième (celui de la mort), porte à son maximum d'intensité le prestige même du théâtre, et son essence. Le travesti joue ici un rôle rare, corrosif, éclatant, qu'on ne soupçonnait guère, et qui est de dégager les sentiments et les situations du « faire » plutôt que de l'« être », du jeu plutôt que de l'identification, ou d'un charme sentimental, — le jeu apparaissant ici dans sa puissance et sa nudité, comme le révélateur de la photographie.

En cela, cette « Camille » est un retour aux sources du théâtre,

apparenté à ce qu'avait entrepris Cocteau avec des pièces comme « Les Parents terribles » ou « L'Aigle à deux têtes ». Dans la préface à la première de ces pièces, il écrivait : « J'ai voulu essayer ici un drame qui soit une comédie et dont le centre même serait un nœud de vaudeville si la marche des scènes et le mécanisme des personnages n'étaient dramatiques. » C'est aussi lui qui, dans la préface de « L'Aigle », imputait au cinéma la « chute du théâtre actif en faveur d'un théâtre de paroles et de mise en scène »; et il ajoutait : « Il en résulte que les bases mêmes des conventions théâtrales furent ébranlées, que disparurent les monstres sacrés, qui de leurs tics, de leurs timbres, de leurs masques de vieux fauves, de leurs poitrines puissantes, de leur propre légende, formaient le relief indispensable au recul des planches et aux lumières d'une rampe qui mange presque tout. »

C'est à la résurrection de ce « théâtre-théâtre » que s'emploie Ludlam avec un bonheur inouï. Dans cette « Camille » qui rit et qui tousse, c'est tout le théâtre qui s'agite et qui palpite, qui concentre sa vitalité et s'arcboute pour proclamer son originalité, qui répète qu'il est un mensonge qui dit la vérité, qui affirme qu'il suffit d'une toile peinte et de quelques oripeaux pour que nos rêves existent et que les dieux descendent parmi nous. On peut aimer ce spectacle, parce qu'on s'amuse beaucoup; il faut aimer ce spectacle, parce qu'il est le théâtre. A l'état pur.

Des critiques newyorkais ont écrit que « Bluebeard » était encore meilleur. Alors?

J.F.

Auteur J.F.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) "Bluebeard; Camille"

Date(s) du 1973-10-15 au 1973-10-21

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Ridiculous Theatrical Company