Archives du Théâtre 140


Je hais l'avant-garde



La Relève

27-10-1973

JE HAIS L'AVANT-GARDE

C'est Charles Ludlam déguisé en sultan qui fait cette déclaration sur scène (comme à la ville), et qui la fait en français. La seule autre phrase française prononcée durant le spectacle sera : « non, non, pas à Bruxelles » et elle censurera ostensiblement une scène « d'amour » entre le héros, Barbe-bleue, et une de ses dames. Les tribunaux auraient-ils réussi dans leur entreprise de terrorisme? Les créateurs n'attendent plus le jugement : ils taillent eux-mêmes dans leur production. Et même s'ils l'annoncent, c'est assez triste.

Le travail perlé, brillant de Camille par la Ridiculous Theatrical Company m'avait un peu ennuyée. Charles Ludlam hait l'avant-garde parce qu'il adore le théâtre ; il l'adore et il l'abhorre tout à la fois, et il en joue avec un talent remarquable pour en faire apparaître toutes les ficelles. Son travail est éminement culturel, c'est-à-dire qu'il ne cesse de faire référence aux conventions de la vie et de l'art et, les dénonce par le même mouvement.

Bluebeard est dans la même veine, mais Ludlam y quitte la corde raide, le fil tendu, pour déployer de manière plus explosive et plus folle tous ses phantasmes. Une folie toujours bien contrôlée à vrai dire. Nous retrouvons ça et là des accents vaccaresques, mais Ludlam n'a pas le goût ni le sens du déploiement scénique et du mouvement d'ensemble qui caractérisait Vaccaro. Son travail est surtout un travail d'acteur, centré sur quelques rapports rigoureux entre personnages et sur une remarquable exploitation des ressources du langage. En cela il est fidèle au théâtre dit classique.

Sa fantasmatique est très étalée. Ici comme dans bon nombre d'œuvres américaines, on trouve une obsession du sexe qui confirme et corrode tout à la fois un puritanisme latent. L'ironie féroce déployée à l'égard non seulement de la sentimentalité mais aussi des approches sexuelles entre homme et femme témoigne d'une panique plus que d'une souveraineté. On se défend comme on peut. Elle est probablement symptômatique de toute une culture, particulièrement sensible aux Etats-Unis mais à laquelle nos pays n'échappent pas vraiment. A la fin du spectacle, la femme de Barbe-Bleue, opérée par ses soins, réapparaît nue et dotée d'un appendice original qui doit faire d'elle le troisième sexe réconciliateur. Il s'agit en fait d'un chou-rouge légèrement effeuillé dans lequel sont plantées trois antennes sensitives. Nouvelle Eve descendue du ciel ou des tables chirurgicales pour nous sauver de la vision de ce trou dont nous sommes sortis et qui semble faire si peur aux mâles (même quand ils ne sont pas homosexuels). L'Eve est plaisante, le corps filiforme et d'une blancheur de statue. On applaudit. Charles Ludlam dans sa loge se dépouille des seins factices qu'il avait brusquement découverts d'un geste sous sa blouse blanche arrosée de sang. Ses yeux bleus, d'une étrange matité, se plantent dans ceux des autres pour qu'ils lui disent enfin. Quoi?

Je hais l'avant-garde.

Françoise COLLIN.

(1) La Ridiculous Theatrical Company (New York) de Charles Ludlam a donné durant tout la semaine au Théâtre 140 des représentations de Camille et de Bluebird.

Auteur Françoise Collin

Publication La Relève

Performance(s) "Bluebeard; Camille"

Date(s) du 1973-10-15 au 1973-10-21

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Ridiculous Theatrical Company