Archives du Théâtre 140


'De Moïse à Mao' par le Grand Magic Circus. L'Histoire dans un jeu de quilles



Le Soir

13-12-1973

« De Moïse a Mao » par le Grand Magic Circus

L'Histoire dans un jeu de quilles

(DE NOTRE ENVOYE SPECIAL.)

Tournai, 12 décembre.

Le chapiteau se dresse dans la plaine des Manoeuvres, encadrée par des camions. A Tournai, la ville dort et ne risque pas d'être réveillée par le ronflement du groupe électrogène du Grand Magic Circus. On a pris soin de l'isoler.

On patauge dans la boue entre des files interminables de voitures car, si la ville dort, certains de ses habitants, en revanche, ont décidé de faire la fête. Une majorité de jeunes, d'étudiants, s'entasse sous la bâche géante. De nombreux Lillois se sont, eux aussi, déplacés pour avoir leur Magic Circus. Ils l'auront. A moitié.

« De Moïse à Mao », sous-titré « 5.000 ans d'aventures et d'amour », spectacle conçu, écrit et animé par Jérôme Savary et sa troupe, a, en effet, souffert d'une extinction de voix généralisée. Une sonorisation muette, intermittente, passe encore... mais que tout ce spectacle bariolé, pétaradant et iconoclaste ait subi une panne prolongée de cordes vocales a dû en gêner plus d'un, à commencer par Savary lui-même, qui, à l'entracte, pestait comme un beau diable.

On aurait tort toutefois, d'excuser la médiocrité de cette dernière prestation par la seule défaillance technique. Savary, qui n'en est pas à une désinvolture près, à force de jouer les potaches avec l'Histoire, finit par y perdre sa culotte, ce qui, me direz-vous, est bien dans la ligne de ses fresques précédentes.

Ses confettis, il les a récupérés dans des stocks de l'année précédente. Sa voix de bonimenteur, il la brade comme si, tout à coup, la lassitude l'emportait sur la flamme. Sa fête a le goût amer d'un lendemain de réveillon et le manuel d'histoire que sa troupe feuillette est truffé de pages jaunies. Il y a pourtant de grands et de bons moments dans cette fresque savoureuse à consommer sur le pouce.

Hitler est nain et Napoléon nabot, entourés de bien précieuses et bien géantes dames du Directoire, sorties tout droit d'un tableau de David.

Jeanne d'Arc s'enflamme sur un bûcher de feux de bengale pour un 14 juillet de la Pucelle, alors que Louis XVI, qui s'est, au préalable, fait torcher par Molière, jouant les sans-culottes, guillotine Madame Simone, interprétant la « Liberté » de Delacroix. Qu'on se rassure, Mme Simone ne mourra pas car, « en France, la liberté redresse toujours la tête », car aussi, « le 14 juillet, les Français se donnent l'illusion d'être libres ».

Des libertés, Savary en prend à hue et à dia, avec l'Histoire, qu'il tutoie et rudoie, car il n'a que faire de ces diktats, petits et grands, qui ont conditionné notre intelligence et notre comportement au point de nous terroriser.

Chopin est sauvagement assassiné par le dernier des Mohicans. Einstein, Toulouse-Lautrec et Sigmund Freud (un habitué, celui-là), remontent le temps, grâce à un stéthoscope: Saint-Exupéry suspendu à un filin, joue les filles de l'air, comme un pionnier acrobate. Napoléon visite Austerlitz, accompagné par le « donne lui tout de même à boire » de son « pote » Hugo, et les taxis de la Marne explosent avant l'entrée joyeuse de Joséphine Baker, toutes bananes dehors, tandis qu'un groupe de Noirs entonne un « gospel » devant une boite de cirage géante garantie « shoe polish ».

Hitler récite « Mein Kampf » sur fond de « Walkyrie », Mme Simone, encore elle, se fait draguer par un Rudolph Valentino à la voix blanche. Un distingué vampire danse la rumba devant un cercueil de pacotille, prélude à la grande scène finale.

Apparaît alors, sans doute pour justifier le titre, l'effigie de Mao, pendant que l'inventeur du « champignon » met sa découverte au profit de l'humanité tout entière qui s'empresse, elle, de « s'autovampiriser ».

On voit ce que peut donner pareil music-hall, avec ses approximations, ses crises de logement, son emballage cadeau antiluxe, son mauvais goût de circonstance, sa sensualité juteuse, ses filles de joie se faisant sauter par des marins installés au milieu du public. Bref, toute une pacotille d'arrière-salle, dans un salmigondis d'étoffes froissées et de maquillage hors-taxe.

Savary, s'il lève l'étendard du « sérieux s'abstenir » — et on l'en remercie — ne maîtrise plus son encyclopédie comme il l'avait fait, l'an dernier, avec un mémorable « Robinson Crusoé ».

Le grand nettoyage du théâtre qu'il entreprend, depuis belle lurette, manque ici de cette tendresse et de cette réflexion « a posteriori », qui faisaient le charme et la force de ses productions antécédentes.

« De Moïse à Mao » apparaît trop comme une saute d'humeur incontrôlée, comme un capharnaüm sympathique mais sans queue ni tête, ni motivation. A force d'avoir voulu renoncer à suivre l'histoire de France à la trace, le Grand Magic Circus finit par oublier qu'il aurait pu, au moins, lui laisser les siennes.

André DROSSART.

Ce spectacle se donne les 12 et 13 décembre à Louvain, place Ladeuze et les 14, 15 et 16 à Schaerbeek, sous chapiteau.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) De Moïse à Mao ou 5000 ans d'aventure et d'amour

Date(s) du 1973-12-14 au 1973-12-16

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Le Grand Magic Circus et ses animaux tristes