Archives du Théâtre 140


Ce fut Molière, ce ne fut pas Molière, peu importe



Journal d'Europe

12-2-1974

Ce fut Molière, ce ne fut pas Molière, peu importe

« La vie de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière », par le Théâtre de la Salamandre du Havre.

« La vie de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière » par le Théâtre de la Salamandre du Havre en tournée en Belgique : Louvain, « 140 », Huy.

Vous prenez tout ensemble : vos idées sur le « Grand Siècle », sur le théâtre, sur un grand homme de théâtre, vos tragiques souvenirs d'école et vous mixez habilement. Vous obtenez quoi? La cible rêvée pour une joyeuse troupe qui, en deux heures, a réussi à renverser quelques mythes tenaces, auxquels certains tiennent, en tous cas.

Le Théâtre de la Salamandre du Havre est donc venu, une quinzaine durant, poser sa barque sur quelques-unes de nos scènes belges. Une « barque » qui, effectivement, s'est posée sur les plateaux, formée de grandes poutres-potences tendues ou couvertes de draps beiges, du même beige que les costumes d'époque stylisés des acteurs, maquillés tout de blanc eczelé noir. Tréteaux sur plateau, théâtre dans le théâtre, le spectacle peut commencer.

La pièce s'organise, sons musicaux à l'appui, en séquences successives elles-mêmes divisées en deux : le tragique et pathétique, c'est-à-dire l'histoire telle qu'on nous la raconte, à l'arrière sur les tréteaux et son commentaire à l'avant-scène, qui en remet ou qui désillusionne froidement.

Ce Monsieur Poquelin

Qui était donc ce Monsieur Poquelin à la ville, Molière à la scène? On ne nous dit pas tout! Je veux dire que la Salamandre n'a pas choisi de nous donner une reconstitution historique « réaliste », de la vie de Molière, de son époque, de son évolution, de son temps. Comme ils nous le disent eux-mêmes : « C'est im-pos-sible! Nous n'avons évidemment pas les moyens d'un tel spectacle, peu d'argent, donc peu de comédiens, peu de décors, peu de costumes, peu de temps aussi! ».

Alors? Alors, le propos se dédouble par là-même... Molière, ce ne sera pas, tel que ses biographes et autres gendarmes culturels nous l'ont toujours montré, ce ne sera pas le génie né de rien, sinon de son propre génie, seul et en butte à l'incompréhension de ses contemporains, romantique à souhait, pauvre et délaissé à la fin de sa vie. Le théâtre ce n'était et ce n'est pas une entreprise aisée, éthérée, un produit brut, au-dessus de tout, sans machinerie, qui nous est donné à travers les siècles sans trace des luttes qui l'ont produit. Les seize séquences nous donnent plutôt comme, justement, les traces du travail théâtral, du personnage dans toute son « épaisseur », ses contradictions.

Molière, c'est d'abord un bourgeois (son père est un riche drapier), et on peut imaginer, avec la Salamandre, que son état avait dû, très tôt, le confronter, dès ses études au collège de Jésuites, avec le mépris des nobles. C'est un bourgeois un peu arriviste et « libertin » (il est l'élève de l'atomiste Gassendi), très peu doué pour la tragédie et qui progresse à force d'échecs, d'essais successifs, comme on le voit déambuler sur scène, avec une troupe, des acteurs, des amis, des ennemis, dans une réalité très concrète. Ce fut Molière, ce ne fut pas Molière, peu importe, car il n'est pas question ici, en détruisant un mythe d'en créer un nouveau.

Au contraire, tout est clair, « propre » et net. Chaque séquence est un tableau, une mise en images « historiques, », qui laisse tout voir, cru, en pleine lumière : les artifices tragiques et comiques, les déplacements, le maquillage, le propos sous le propos (Druon est au passage le chef d'une des confréries secrètes), etc. Dévoilant ses principes, la représentation démontre que le théâtre est un univers accessible et incite au jeu, à la complicité indispensable des spectateurs. Comment ne serions-nous pas complice de ce jeu, de ce « gestus » qui fait, par exemple, étrangement penser aux tables-rases des Marx Brothers, jusqu'au personnage du professeur de Gotlieb dans Pilote, avec sa façon de faire ou de subir les choses les plus absurdes, le regard fixe, « vide » et légèrement étonné...

Un travail collectif

Etonnés, spectateurs, nous l'étions devant une telle précision de tir, dans le mille de toutes nos idoles, à la ville comme à la scène... Encore une fois — qui voudra bien l'entendre ici — il nous a été démontré que le théâtre c'était avant tout un travail collectif. Et un travail collectif qui pour l'être réellement doit s'inscrire dans une réalité sociale qui s'ouvre aux nécessités quotidiennes d'un public.

Car, le Théâtre de la Salamandre — ils récrivent, ça se voit — travaille à fonctionner et à créer d'une façon démocratique. Ils travaillent en coopérative ouvrière, à partir de la Maison de la Culture du Havre et ils vont jouer là où se trouvent les spectateurs, dans les quartiers, dans les milieux scolaires, pour des comités d'entreprise. Espérons que les grandes tournées-festivals ne leur tournent pas la tête, comme cela arrive souvent, car c'est leur ancrage qui fait leur réussite, n'en doutons pas!

Claude ZIJLMANS.

Auteur Claude Zijlmans

Publication Journal d'Europe

Performance(s) La vie de Jean Baptiste Poquelin dit Molière

Date(s) du 1974-02-05 au 1974-02-09

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre de la Salamandre