Archives du Théâtre 140


Au Théâtre 140, 'J'ai confiance en la justice de mon pays'. Une parodie burlesque et bouleversante



Le Soir

20-3-1974

AU THEATRE 140

« J'ai confiance en la justice de mon pays »

Une parodie burlesque et bouleversante

Le 15 décembre 1968 (six mois après Mai), Jean-Pierre Thévenin, vingt-quatre ans, sain de corps et d'esprit, entre dans un commissariat de police de Chambéry « la troisième spécialité de la ville après la fondue savoyarde et les chasseurs alpins ». Vivant.

On l'en ressort quelques heures plus tard. Mort. Version officielle : le suicide. A travers une lucarne de seize centimètres placée à plus de deux mètres de hauteur... Version qui n'arrange par les parents de Thévenin. Ils engagent procès après procès, alertent la presse et la Ligue des droits de l'Homme, mènent leur propre enquête.

Aux non-lieu succèdent les non-lieu. Le dernier en date, (5 février 1973) semble définitif. On juge l'appel irrecevable. On clôt l'instruction. On maintient la thèse du suicide. On met la bougie sous le boisseau. C'est tout de même aller un peu vite en besogne et compter sans Alain Scoff et le Théâtre Bulle de Paris.

Pour eux, cette affaire est truquée. La télévision officielle a menti, même si elle n'a pratiquement pas donné d'informations. Télé-Véritas. Et quand le ministre de l'Intérieur « Marcelinette » s'est félicité de la collaboration entre les forces de la joie et les forces de l'ordre, ils ont trouvé ça très rigolo.

Scoff ouvre tout grand, avec un non moins grand éclat de rire, un des dossiers noirs de la police française. Son travail, dans un premier temps, est celui d'un journaliste. Il collecte tout ce qui, de loin ou de près, a touché à l'affaire. Les faits contenus dans « J'ai confiance » sont ainsi, même incomplets, rigoureusement exacts.

Il ajoute alors à sa reconstitution des événements un interlude. Histoire de ne pas trop s'attendrir et de se marrer un brin. Confie ce rôle à un présentateur du style dents blanches haleine fraîche, festonné de neuf, dont le reportage sur l'affaire est réalisé pour le compte de Télé-Véritas. Faut-il le souligner, à grands coups de ciseaux, de bluff et de maquillages tous azimuts. C'est en sa compagnie qu'on remonte toutes les filières.

C'est l'interne qui a refusé le permis d'inhumer. Il avait constaté des traces suspectes sur le corps de Jean-Pierre et qui, au fil de l'instruction et des pressions, dilue progressivement son témoignage initial. C'est la tenancière du bistrot où Thévenin et un copain étaient allés boire un verre. On lui retire sa licence. Elle avait osé proclamer que son client ne buvait pas d'alcool.

Ce sont encore les médecins légistes qui concluent tous à des morts différentes : étranglement, crise d'éthylisme. hémorragie pulmonaire, asphyxie foudroyante, crise cardiaque, mort naturelle d'origine purement pathologique!

Et puis il y a les parents. La mère, une femme de ménage qui remuerait ciel et terre pour dénoncer les policiers de Chambéry et leur « petite bavure » et qui écrira « On m'a tellement dit de me taire que ça m'a donné la force d'une panthère noire ». Et le père, anonyme dans son manteau sombre et qui tire le cercueil de leur fils.

Ainsi donc, sa machine à remonter les truquages, Alain Scoff l'approvisionne à toutes chaudières. Un pied dans le cabaret. Avec ses grandes tapes dans le dos et ailleurs. Avec ses gros traits à la Ubu pimentés encore d'une partie chantée ou tout bonnement instrumentale. Il faut voir les deux C.R.S. casques en tète, faire crisser leurs guitares électriques! S'il ne lésine jamais sur la caricature, le pied de nez et la franche rigolade, c'est sans doute qu'on n'a jamais si bien dissimulé l'écœurement que sous le rire.

Car il en a fallu de l'écœurement et du bon sentiment pour oser de la sorte défier le pouvoir en France et monter cette parodie burlesque, féroce et bouleversante (dont l'impact n'est politique que par rapport aux questions qu'elle suscite) dans le pays même où les faits se sont déroulés. Il est tellement plus facile de fureter du côté du voisin.

Ils sont une bonne dizaine à mener ce spectacle tambour battant. Rachel Salik, Pierre Charras, Jean-Pierre Bagot. Roland Magdane, Jean Loup Bourrel, Claude Naville, Germinal, Catherine Fournet, Sophie Clamagirand, Remy Terrade, Jacques Leobold. Tous aussi importants les uns que les autres.

Comme l'est ce « J'ai confiance » dérisoire et manifeste.

André DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) J'ai confiance en la justice de mon pays

Date(s) du 1974-03-18 au 1974-03-23

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre Bulle