Archives du Théâtre 140


'La bête-à-bon-diable'



Le Soir

2-2-1975

« La bête-à-bon-diable »

Depuis jeudi soir, Milan Sladek et sa troupe poursuivent au Théâtre 140 leur exploration de l'espace et de son sens à travers un monde de sémaphores qui charrient la poésie la plus crue comme la démonstration la plus éculée. Unique et éclairante garantie : le métier. Ce spectacle se scinde en deux parties distinctes. La première est un échantillonnage d'exercices centrés sur des situations sociologiques ou historiques précises : Salomé, Econduit, Soirée mondaine, Le petit soldat, Kefka et le tournesol sont donc autant de tremplins thématiques pour Sladek et ses acolytes qui y jugulent leurs muscles au profit d'une organisation corporelle qui devient le reflet palpable, insolite, ou tendre, grinçant, ironique ou même tout bonnement absurde de situations à ce point privilégiées qu'elles en deviennent parfois grossières et caricaturales.

De tout ceci qui tantôt participe de l'« exercice imposé » de fin d'études — à chaque fois Sladek passe l'épreuve les doigts dans le nez si on peut dire — tantôt d'une signification symbolique ou politique — ce n'est pas en vain que le mime est tchèque — se dégage irrésistiblement une courte pièce intitulée Marionnette.

Ce fabuleux exercice de style, d'une drôlerie impayable, prouve à quel point, nanti de son seul bagage corporel, Sladek peut traduire en intense émotion la seule existence physique. En effet, il s'y désarticule, téléguidé par des fils invisibles, s'y saccade, s'y reprend à plusieurs fois pour accomplir le geste le plus banal, ses bras et ses jambes semblent se décupler sous la volonté farfelue et dérisoire d'un maître d'oeuvre en proie à d'infernales démangeaisons. Ceci est du très grand art et relègue la deuxième partie Kefka ou le cadeau au rang de démonstration de routine.

Quel cadeau? Un œuf! Duquel s'ébrouera bientôt un oiseau pépiant, charmant mais agaçant. Kefka va l'abreuver, lui servir chaudes la becquée pour le ventre, la sonate pour l'esprit. L'oisillon glouton en redemande. On lui en donnera donc. Suralimente, gavé, truffé, le moineau de Prague va prendre bientôt l'allure d'un archéoptéryx mâtiné de brontosaure. Tout juste bon à figurer dans une bande fantastique de série « B », il va se voir pousser sous les ailes des attributs sexuels, mâles et femelles, qui en disent long sur sa transsexualité croissante.

L'appétit venant en mangeant et les vivres venant à manquer, l'ogre ailé va se rabattre sur Kefka soi-même, ce Jonas de l'Est, englouti pour un temps dans cette panse avide, avant de réapparaître, le teint luisant, rendu (mais non dégluti) par son « cadeau » magnanime. Telle est la trame de ce tableau doux-amer, à l'onirisme sournois, qui doit sa réalisation aux méthodes utilisées par le théâtre en noir de Prague. Les partenaires de Sladek, invisibles dans leurs collants noirs, réinventent cette technique régie par les contrastes lumineux, à grand renfort de caches jouant sur la lumière noire et les « réflexes ultra-violets ».

Rien d'original ici mais une rigueur, une perfection, une application mises au service d'une pièce valable pour quelques moments saisissants.

Depuis mardi, Milan Sladek nous devait une revanche. C'est fait.

ANDRE DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) "L'Histoire du soldat; Kefka et le cadeau; Kefka et la balle perdue"

Date(s) du 1975-01-29 au 1975-02-01

Artiste(s)

Compagnie / Organisation La Compagnie Milan Sladek