Archives du Théâtre 140


Au Théâtre 140, Le prince travesti



La Libre Belgique

23-2-1975

AU THEATRE 140

LE PRINCE TRAVESTI

Pour tous les spécialistes de l'analyse littéraire des oeuvres de Marivaux, « Le Prince travesti », pièce de début de carrière, n'est certainement pas une des plus importantes. Nous y voyons une princesse tomber amoureuse de son ministre en même temps que sa suivante. Elle pourrait l'épouser sans déchoir, car Lelio est un prince, provisoirement travesti en roturier pour découvrir le monde; mais c'est Hortense que Lelio aime, et la princesse devra s'incliner devant cette évidence. Cette intrigue et ses personnages à l'emporte-pièce étaient bien faits pour servir le travail de Daniel Mesguich, qui porte non seulement sur une « relecture » de Marivaux, mais aussi sur le sens de la représentation théâtrale.

Ce très jeune metteur en scène français est parti d'une remarque après tout assez commune, que ce que l'on dit ne correspond pas toujours à ce que l'on pense et que la pensée ne traduit pas nécessairement les sentiments profonds de la personnalité. La vérité des personnages de théâtre - et cela vaut particulièrement pour ceux de Marivaux, protégés par mille politesses de langage - ne peut donc être exprimée que rarement par un jeu calquant ses modulations sur celles du dialogue. Daniel Mesguich s'est donc efforcé de dissocier le jeu et les mots (à titre exemplaire, le personnage de la princesse est même interprété par trois comédiennes), au bénéfice de la vérité des caractères… et de l'auteur.

Ajoutons tout de suite pour les puristes les apparents contresens provoqués par une telle méthode nous offrent, paradoxalement, la meilleure « analyse textuelle » qui soit, pour qu'ils comprennent Marivaux, c'est ici que les professeurs devraient conduire leurs élèves plutôt qu'à n'importe quelle restitution de la Comédie-Française. L'affolement des sens suinte des personnages alors qu'ils refusent même de l'envisager en eux, la complicité de deux femmes qui connaissent ce qu'est la femme déborde sur leurs jalousies et leurs dissensions, tout la sophistication du marivaudage, ce « self-controle » dont on fit pendant longtemps le grand mérite de ce théâtre, se déchire pour nous montrer un société d'individus inspirés seulement par leurs intérêts propres, traîtres ou tyrans quand il leur convient.

Ce dernier trait, d'ailleurs, réconcilie texte et mise en scène, l'une révélant au spectateur, confondu par des siècles de surdité, ce qui est vraiment dit, mot pour mot cependant, dans l'autre. C'est donc tout autant triomphe de Marivaux que de Daniel Mesguich que nous avons assisté, car ce dernier ne tire jamais la couverture à lui. Son travail, merveilleusement servi par le talent de tous les membres de la troupe, est, par ailleurs, absolument remarquable sur le plan scénique. On ne lui tiendra donc pas rigueur de quelques rares obscurités, peut-être voulues, en tout cas gratuites, d'autant plus qu'il n'y a dans sa mise en scène aucun symbolisme. On lui pardonnera aussi d'avoir échoué à « transfigurer » le final des reconnaissances classiques; on tombe ici dans la parodie (avec agenouillements, texte appuyé, etc.) qui a été l'échappatoire coutumière de tous les metteurs en scène modernes de ce genre de théâtre. Mais cela n'est rien à côté des qualités formelles du spectacle lui-même et de la réelle nouveauté d'un propos qui ne peut énerver que ceux décidés à en méconnaître le sens.

J. C.

Auteur J.C.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Le prince travesti

Date(s) du 1975-02-20 au 1975-03-01

Artiste(s) Marivaux

Compagnie / Organisation Théâtre du Miroir