Archives du Théâtre 140


Les journées du 25 anniversaire du Théâtre de Poche. Un colloque international: Où va le Théâtre actuel?



La Libre Belgique

28-1-1976

LES JOURNEES DU 25 ANNIVERSAIRE DU THEATRE DE POCHE

De New York, de Londres, de Berlin, de Paris, de nombreux auteurs et metteurs en scène célèbres sont arrivés, dès lundi, à Bruxelles pour assister aux Journées du 25e anniversaire du Théâtre de Poche - Théâtre expérimental de Belgique, et fêter Roger Domani.

Parmi les Américains, le plus connu est sans doute le poète Allen Ginsberg, considéré comme le chef de file de la « Beat Generation », qui visite pour la première fois la Belgique.

Influencé par William Blake, Walt Whitman, Genet et Céline, Allen Ginsberg publie ses principaux recueils en 1956 : « Howl and other Poems », ainsi que « Kaddish », dont le Théâtre de Poche présente, en 1969, une adaptation à la scène réalisée par Maurice Rabinowicz, dans un étonnant décor de Luc Monheim.

Autres Américains présents : Murray Shisgal, l'auteur des pièces « Le Tigre » et « Les Dactylos » et dont le Poche créa « Love »; et Jean-Claude van Itallie, Américain né en Belgique, auteur de « America Hurrah « , créé au Poche en 1968 et du « Serpent ».

Parmi les Anglais : James Saunders (« Un parfum de fleurs », « Le Pédagogue », « La prochaine fois je vous le chanterai » (admirablement monté au Poche en 1964 par Adrian Brine) et Charles Dyer (« La Crécelle », créé par le Poche, et « L'Escalier »).

Citons, parmi les autres Invités du Poche déjà présents à Bruxelles : Erwin Sylvanus (République fédérale allemande), James Barbosa (Etats-Unis), le metteur en scène Denis Carey (Grande-Bretagne), Frank Dunlop, Derek Goldby, etc.

Tous ces auteurs et réalisateurs, représentatifs du théâtre, actuel, se retrouvent, à diverses manifestations, avec les critiques internationaux qui forment le Comité exécutif de l'Association internationale des critiques de théâtre : ceux-ci viennent des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, d'Italie, de Finlande, de Suède, de Pologne, de Grèce, etc.

Aux quatre coins de Bruxelles

On sait que six troupes, trois étrangères et trois belges, ont été retenues pour donner durant ces trois Journées anniversaires, des spectacles témoignant d'une recherche. Ces spectacles sont présentés en six lieux différents.

Parmi ces lieux, il en est qui surprendraient les Bruxellois eux-mêmes. C'est ainsi que le Groupe Ourva, que dirige le jeune Claude Tristan, joue dans les Souterrains de Bruxelles, dont l'entrée est place Royale dans l'impasse Borgendael; l'Iowa Theatre Laboratory se produit (avec « Sweet-bird ») aux Petites Halles de Schaerbeek, rue de la Constitution; le Plan K, de Frédéric Flamand, propose son spectacle Burroughs à la Chapelle des Brigittines, place de la Chapelle, tandis que l'Ensemble Théâtral Mobile (Marc Liebens) joue « Maison de Poupée », de Ibsen, dans la salle très kitch de « L'Aegidium », 18, Parvis Saint-Gilles.

Les autres spectacles sont accueillis par des salles équipées : La Compagnie Hubert Japelle, avec « Variation sur Macbeth » au Théâtre de Poche, au Bois de la Cambre, le groupe « Ouroboros » (Italie) avec « Morte della Geometria », au Théâtre 140, avenue Plasky à Schaerbeek.

Il saute aux yeux que la préparation de ce « festival » aux quatre coins de Bruxelles a été demandé aux techniciens du Poche et à ceux des troupes invitées de véritables tours de force. Cette vaste organisation a été soutenue financièrement par le ministère de la Culture française.

Depuis mardi matin, les critiques internationaux, les auteurs, metteurs en scène et théoriciens du théâtre, sont réunis à l'I.P.C. (International Press Center) où se tiennent deux colloques : le premier, mardi, sur le thème « Où va le théâtre actuel? », le second, ce mercredi, sur le thème : « Le théâtre dès l'école ».

Pour les Journées anniversaires, une plaquette a été éditée avec l'appui de la Culture française. Réalisée par Jacques Richez pour la maquette et Raymond Renard, elle reflète la diversité et l'originalité du travail accompli en vingt-cinq ans par le Théâtre de Poche sous la direction de Roger Domani. Chaque année est illustrée par un document photographique, l'ensemble formant un véritable album du théâtre vivant au cours de ce quart de siècle.

J. S.

ALLEN GINSBERG

Pour la génération des écrivains « beat », Allen Ginsberg représente un peu ce que furent, en leur temps et en autres lieux, un Rimbaud, un Maïakowsky, un Artaud, un Céline, un Boris Vian... C'est le soleil noir de la révolte, la sensibilité friteuse d'un écorché, le télescopage jaillissant des mots et des idées, l'aura d'un réprouvé.

Ginsberg : 50 ans, les haillons d'une enfance modeste dans le New-Jersey, le drame terrifiant d'une mère folle, puis l'Université de Columbia, la ronde des « 36 métiers » (la marine, la « plonge », legardiennat de nuit, le marketing à la sauvette...), le journalisme, la critique à « News Week », le refus du « cauchemar climatisé », l'appel des routes, du vagabondage, de l'amitié... Entre l'Arctique et Tanger, Venise et Amsterdam, il rencontrera William Burroughs et feu Jack Kerouac. En 1965, il sera à Cuba, puis à Prague, curieux de tout. Pour exercer ses complexes et ses frustrations, fût-ce par la « bonne » drogue. Il connaîtra le scandale, un procès, la notoriété, mais qui approche ses écrits ne peut résister à la poésie torrentielle, vociférante, parfois très crue de Ginsberg. On ne peut oublier les versets de « Howl » (« Hurlement »), le lyrisme de « Kaddish » dont voici un échantillon : « J'ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques, nus, se traînant à l'aube, dans les rues nègres à la recherche d'une furieuse piqûre ». Ou pour évoquer sa défunte mère : « Avec tes yeux, avec tes yeux de Russie, avec tes yeux de manque d'argent, avec tes yeux de fausse porcelaine de Chine, avec tes yeux de tante Elanor... Avec tes yeux d'Inde en famine, avec tes yeux de Ma Rainey mourant dans une ambulance, avec tes yeux de Tchécoslovaquie attaquée par des robots ».

Ses autres recueils s'intituleront « Empty Mirrors », « Réalités », « Sandwiches », « Jage Letters ». La langue de Ginsberg, toujours, rappelle les syncopes et les pulsations du jazz. Ces mélopées, ces invectivés en crescendo, cette cruauté pamphlétaire et ses reflux de tendresse répondent on ne peut mieux à la définition que Ginsberg donna lui-même : « La poésie est l'articulation rythmique de l'émotion ».

J.P.

UN COLLOQUE INTERNATIONAL

OU VA LE THEATRE ACTUEL?

Comment se porte le théâtre d'aujourd'hui? Le théâtre est-il encore un art actuel? Un art vivant? Où va le théâtre?

Ces questions, chaque amoureux de théâtre se les pose de plus en plus fréquemment, de manière avancée ou silencieuse. Roger Domani, à l'occasion des vingt-cinq ans de son Théâtre de Poche, les a posées à des auteurs, critiques, metteurs en scène, belge et étrangers, privilégiés par des expériences diverses et réunis en un colloque de réflexion et de discussion, à l'I.P.C. (International Press Center).

Roger Domani sourit malicieusement. Tout ne lui a pas toujours souri pendant vingt-cinq ans. Aujourd'hui, ils sont tous là, M. Henri-François Van Aal, ministre de la Culture française; les amis des soirées privilégiées et ceux des déconvenues partagées. René Kalisky, Claude Confortés, Roland Topor, Jean-Claude Van Itallie, Frank Dunlop, Robert Pinget — les journalistes et les critiques venus d'Italie, de Grande-Bretagne, de Pologne, de France, d'Allemagne, d'Israël. La partie académique, comme les débats ensuite, est conduite par M. Jacques Franck, président de l'Union de la Critique.

Notre regard s'est modifié

Le ministre de la Culture française, M. Henri-François Van Aal, introduit les débats : « Le théâtre d'aujourd'hui dans le sens de la dramatique universelle. L'homme en est et doit en être le centre ».

« Toutes les oeuvres, tous les spectacles, tous les rites du théâtre, aussi éloignés soient-ils dans le temps et dans l'espace, parlent de l'homme; de l'homme aux prises avec l'homme ou avec la nature ou avec les mythes; de l'homme triomphant ou écrasé, glorieux ou souillé; de l'homme face à un Dieu ou à une bouche d'ombre; l'homme jeté sur une scène et dont la voix répète inlassablement les mots de liberté, de justice et d'amour, même s'il n'a aucune chance d'être entendu. Les formes, les couleurs, l'éclairage, peuvent changer, l'objet même de la représentation demeure immuable ».

« Depuis le début du siècle, l'art a évolué dans le sens de l'éclatement. Notre regard s'est modifié, comme s'est modifié notre comportement perceptif, avec l'apparition du cinéma, de la radio, de la télévision. En regard de ces moyens d'expression dont nous sommes saturés quotidiennement, et qui nous renvoient une image glacée de l'homme, sans contact direct, le théâtre apparaît comme un phénomène vivant, avec lequel nous sommes dans un rapport humain.

De ce rapport humain, nous ressentons plus que jamais le besoin dans un monde cloisonné comme celui des villes.

Encore faut-il pour que l'échange soit fructueux, pour que le courant passe, apprendre aux spectateurs les règles du jeu. Comme il faut apprendre à regarder la peinture, à écouter la musique. L'objet de votre second colloque n'est-il pas de recherches les moyens d'amener l'enfant, dès l'école, à mieux participer à la fête théâtrale?

En limitant à l'analyse littéraire l'étude d'oeuvres théâtrales, le pédagogue ne couvre qu'une partie du sujet; le fait théâtral est infiniment plus large; pour le saisir, il importe d'en démonter les mécanismes. L'acte théâtral est complexe; son étude serait enrichissante à tous les niveaux de l'enseignement.

Simple instrument ou levier

M. Carlos Tindemans, frère du ministre, homme de théâtre éminent et professeur de théâtre. Intervient ensuite : « Il est important de savoir si le théâtre est un simple instrument ou doit être un levier. Une série d'éléments ont été changés dans le théâtre actuel : la notion de temps, la notion du témoignage de l'acteur, la notion de style.

Le théâtre se veut plus proche du spectateur. De par ses dimensions politiques, le nouveau théâtre échappe aux commentaires. Il ne faut pas négliger le théâtre en tant que fonction de la société, le théâtre en tant que libération du moi, de la cellule sociale et enfin de la société dans son ensemble.

Grotowski et l'avant-garde tracent une vole où l'étude du moi et la méditation sont mises â l'avant-plan sans aucune limite.

Le théâtre souhaite se créer lui-même. Chaque individu devient intéressant en lui-même. La liberté devient la liberté des gestes.

Nous voulons retrouver dans le théâtre ce que les hommes appellent idéal. Le théâtre fonctionne d'après des modèles de comportements humains, dans des structures éthiques et sociales.

La participation ne le fonde plus sur le rituel mais sur le jeu. Le théâtre, comme toute autre forme d'art, ne peut pas créer de nouvelles réalités. Il doit s'intégrer à la réalité, en donnant des images. Le monde évolue et le théâtre l'oblige à évoluer.

M. Trilling, du « Financial Times », intervient ensuite, faisant un historique du théâtre expérimental.

Claude Confortés, au nom de la France, se penche plus particulièrement sur l'avenir immédiat du théâtre : Où va le théâtre actuel?

Il insiste particulièrement sur la difficulté de la création. Les créateurs s'intéressent, la plupart du temps, à la part de l'individu le plus enfouie. C'est dangereux parce qu'on touche à des potentialités de vie que la société continue à ignorer. En ce qui concerne la théâtre, ce qui en fait l'intérêt, c'est le travail d'équipe, un rassemblement d'énergie qui se trouve offert au public. Il faut tenir compte de la confrontation. En plus de l'expression, il faut arriver à la communication. C'est quand la communication arrive — et elle ne peut arriver qu'avec le respect du public — que la création est possible. Le plaisir du public est indispensable. Le théâtre d'expression pure doit être fait en laboratoire.

L'isolement des individus

M. Szydlowski, président de l'Association internationale des critiques de théâtre, analyse d'abord la situation en Pologne, constatant que l'on se trouve à un bon moment de l'évolution du théâtre contemporain.

En Pologne, le théâtre se déroule actuellement entre deux pâles : le théâtre visuel et le théâtre pauvre. Il insiste sur la nécessité pour le théâtre actuel d'être sincère. Le théâtre ne peut plus être artificiel, ni dans le fond, ni dans la forme. Il se déclare avec force pour le théâtre de la vérité.

Lui aussi, comme M. Van Aal parle du danger d'isolement des individus d'aujourd'hui et voit dans le théâtre une possibilité de rencontre et de contact. Il n'y a pas, selon lui, un autre art que le théâtre qui puisse donner une totale compréhension entre les métiers.

M. Francisco Rebello, critique portugais, parle de la situation dans son pays après 21 mois de récupération de liberté et de la difficulté de récupérer un public qui, trop longtemps, a été éloigné des sources vives du théâtre.

M. V.

« INTRO-PHAEDRA »

Sous les voûtes souterraines de Bruxelles, au fond de l'Impasse Borgendael. L'Américain Murray Shisgal, l'auteur de « Love », se frotte frileusement à la pierre. Derek Golby, la casquette insolente, frôle les murs. Sous les feux de la télévision, des visages célèbres surgissent puis disparaissent dans la nuit.

On attend le rite « Intro-Phaedra ». Défense d'entrer. Les resquilleurs seront torturés (mentalement). C'est un spectacle sur les interdits, souffle quelqu'un. Et si Phèdre n'était pas un chant des passions amoureuses, mais, au contraire, une œuvre dans laquelle, paradoxalement, tout amour est l'objet d'un interdit?

Roger Domani aime les paradoxes. En 1966, il ouvre le nouveau Théâtre de Poche, au Bois de la Cambre, avec « Insultes au public ». Aujourd'hui, on ouvre le Festival du 25e anniversaire avec ce spectacle furieux, janséniste, beau comme un tesson de bouteille meurtrier.

Les critiques les plus officiels d'Europe et des Amériques sont conviés dans ces caveaux où Claude Tristan se concentre, au milieu de ses camarades, avant de bondir dans la tragédie, une tragédie martyrisée et brutale.

Sénèque, Euripide, Racine ont fourni le lait de cette rhétorique coupante, blessante, distordue. L'amour n'est pas suave. Phèdre est une louve, cernée par la violence et le sexe.

Travail exemplaire sur les voix, langage puissant des corps, l'architecture du spectacle est taillée à la hache, dans la colère. Traversée d'explosions et de plages tendres, la tragédie ne suit pas le cours des passions: elle jaillit en images éclatées. Elle se disloque pour se reformer. Le nu est utilisé comme signe. Parfois abusivement. Souvent avec maladresse.

Deux merveilleuses comédiennes. De solides acteurs. Une mise en scène concertée, mais, par moments anarchique. « On crée de nouveaux personnages pour dramatiser le refus, l'interdit qui pèse sur tout amour », annonce Claude Tristan. Mais les personnages de Phèdre, la Phèdre de Racine, sont obstinés; ils veulent vivre, et leur présence, constamment bousculée, reste, pour une partie de l'auditoire, le seul fil conducteur; et aussi l'unique attente.

A voir pour le travail. Interdit aux moins de seize ans.

J. S.

VARIATIONS SUR MACBETH

Sous les projecteurs blafards : des masques primitifs, d'une beauté barbare. Des moulages gris, quelque chose comme les visages mommifiés des rois égyptiens, sont posés sur la tête des comédiens cachés sous des chasubles en toile de sac. De ces personnages hiératiques on ne voit, de manière palpable, que les mains. Des mains vivantes, frémissantes, très belles, comme dans les tableaux de Dürer et de Matisse, comme dans la vie de tous les jours.

Des voix aussi, au timbre très pur, qui, en termes simples, nous chuchotent la tragédie de Macbeth, la tragédie shakespearienne réduite à son épure, à quelques phrases-clés : « Macbeth a tué le sommeil, Macbeth ne dormira plus!... Qui eût dit que le vieillard avait en lui tant de sang?... »

Mais ce sont les mains qui nous racontent l'histoire, les mains vivantes des personnages de bois et de chiffons. Ce sont les mains rougies de Lady Macbeth qui se tordent et nous disent : « Va-t-en, tache damnée!… Tous les parfums d'Arabie n'arrivent pas à purifier cette petite main... » Et puis, ce sont de longs silences et des gestes lents dans une lumière blanche, la tragédie à l'état brut.

Pour l'avoir vu en Avignon l'un d'entre nous avait dit déjà les mérites du spectacle de la Compagnie Hubert Japelle, qui tient du nô japonais et de « Bread and Puppets ». C'est obsédant, inquiétant, inexorable, parfois irritant, souvent envoûtant, toujours très beau. Il faut aller le voir, sur la scène du Théâtre de Poche.

J. H.

Auteur M.V., J.S., J.P., J.L.

Publication La Libre Belgique

Performance(s)

Date(s) 1976-01-28

Artiste(s)

Compagnie / Organisation