Archives du Théâtre 140


'Morte della Geometria' au 140: aussi accompli que déroutant



Le Soir

30-1-1976

« Morte della Geometria » au 140 : aussi accompli que déroutant

Voici l'un des spectacles les plus révolutionnaires qu'il nous ait été donné de voir. Beau comme peut l'être une peinture surréaliste, planétaire comme peu l'être la musique d'un Xénakis, déroutant comme peut l'être un film d'art et d'essai (1).

Il y a gros à parier que Morte della Geometria provoquera l'agacement, tant il est peu accordé à nos manières de regarder, d'entendre, de « décoder » le théâtre. Mais au préalable, il faut s'entendre sur le sens des mots. Cette mort de la géométrie que le groupe florentin Ouroboros propose à nos cinq sens, c'est littéralement la fin d'une représentation limitée de l'espace scénique. Plus simplement dit, auparavant, vous aviez la scène à l'italienne dont le principe moteur pouvait se formuler ainsi : les spectateurs, « les élèves » sont hors du coup, à l'extérieur, et les acteurs, « les maîtres », leur imposent la vision du monde de l'auteur qu'ils interprètent. Aujourd'hui, on assiste à l'éclatement de ce mode d'organisation, acteurs, auteurs, spectateurs participent au même univers infini, indissociable, insécable, à quelque chose qui ressemble au Grand Tout des philosophes panthéistes.

Ouroboros proclame la mort de la géométrie, à savoir, le refus de mesurer la terre, de l'enserrer dans un réseau de déterminations, de contraintes métriques, de présupposés, de préjugés idéologiques. Sons, couleurs, idées : tout est dans tout, éternellement. Rien d'étonnant à ce que les six jeunes gens qui se font les annonciateurs de cette vérité se regroupent sous le signe — magique — de l'Ouroboros, lequel désigne, dans les religions à mystères, le serpent qui se mord la queue, l'éternel retour, la compénétration de toutes choses.

A-t-on suffisamment tenté d'éclaircir les intentions d'Ouroboros? De toute façon, il faudra vous persuader, avant de pénétrer au theâtre 140, réaménagé pour la circonstance, que Morte della Geometria s'adresse plus à votre sensibilité - sensualité qu'à votre intelligence, à votre raison, à votre logique. Les acteurs ont réglé les différents « tableaux » qui expriment la libération de l'Etre des entraves de la géométrie en fonction des poèmes, souvent hermétiques, de Giuliano Scabia. Sachez que les accessoires utilisés par les acteurs deviennent rapidement des symboles et que les jeux de lumière rouge ou verte, le décor sonore où même les parasites prennent une dimension, les hurlements, les gloussements, les hululements, les éclatements ont tous pour fin ultime de vous plonger dans un « espace-temps » (l'expression est insuffisante!...) qui requiert, de votre part, comme un dieu indéfinissable et incommensurable, une participation totale.

Mais allez voir Morte della Geometria : aucune critique ne saurait épuiser la richesse philosophique d'un tel spectacle!

MICHEL GRODENT.

(1) Jusqu'au 4 février, relâche le 2.

Auteur Michel Grodent

Publication Le Soir

Performance(s) Morte della Geometria

Date(s) du 1976-01-27 au 1976-02-04

Artiste(s) Ouroboros

Compagnie / Organisation