Archives du Théâtre 140


Les Grands Sentiments au 140: le Magic Circus des débuts



Le Soir

18-3-1976

Les Grands Sentiments au 140 : le Magic Circus des débuts

Ça faisait un bail que Bruxelles attendait des nouvelles du « Grand Magic Circus » dont la dernière prestation en date, « De Moïse à Mao » relevait davantage de la superproduction que du théâtre de la dérision pratiqué jusque là dans les « Zartan » et autres « Robinson Crusoë ».

Un autre spectacle, inédit en Belgique, « Good bye, Mr. Freud », devait encore renforcer l'aspect barnumesque et la voie gullivérienne empruntée par Jérôme Savary et son Magic Circus. Cinquante comédiens, une profusion de décors et un succès public persistant ne pouvaient toutefois les empêcher de s'enfoncer dans la faillite.

Avec « Les Grands Sentiments », programmé depuis mardi soir au Théâtre 140, changement total d'optique et retour aux sources. Troupe réduite à sa portion congrue, décor unique, partition musicale surenchérie et, ce qui est radicalement neuf dans la démarche du groupe, volonté délibérée de travailler dans l'amertume, la résignation et la fragilité.

Savary a repris ce rôle de bonimenteur qu'il affectionne, montreur d'animaux tristes — ils n'ont jamais aussi bien porté leurs noms —, catalyseur d'histoires, essaimées dans le mélo le plus échevelé, disséminées dans l'irrespect le plus total de la continuité dramatique et qui n'ont de rapport entre elles qu'à travers un canevas brossé à gros traits et dans l'urgence.

Mais « Les Grands Sentiments » c'est avant tout une réflexion sur le spectacle lui-même à travers les pérégrinations de deux directeurs de cirque, tour à tour paumés, rejetés par le public, en retrouvant les faveurs grâce à des stratagèmes « épiques » ou à l'inverse recourant aux recettes commerciales éculées — donc le sexe — pour faire tomber dans leur escarcelle ces gros sous sans lesquels ils sont incapables de survivre. Réflexion amère, on l'aura deviné, qui n'est que le reflet panaché et haut en couleur des préoccupations du « Grand Magic Circus » lui-même, qui en arrive à la conclusion qu'au théâtre tout est truqué, déboussolé et subordonné à la seule volonté du « super-fric ».

Les autres cibles de Savary, ses favorites, demeurent la religion, la royauté — il y a un superbe portrait de la « reine du Brésil » et d'un prince « tout juste bon à faire la couverture de Jours de France ».

Autres têtes de turc notoires : la bourgeoisie rompue à toutes les autosatisfactions, le dogmatisme et toutes les idéologies qui aliènent l'individu.

Et les tendresses direz-vous? Elles se raréfient au fil de la progression du Magic Circus qui semble se spécialiser désormais dans le seul vertige de la dérision, délaissant l'attendrissement au seul profit d'une réalité rigoureuse et brutale, à l'instar de ces chansons néo-réalistes du début du siècle qui faisaient frémir sans jamais vraiment émouvoir.

Jérôme Savary, comme à l'accoutumée, fait de plus référence aux mythes populaires qu'il affectionne particulièrement. Il ne parle donc qu'en termes précis et critiques de personnages ou d'événements que tout un chacun possède parfaitement. Références à la Nativité, à Cendrillon, à Lola Montés, à Dracula et... au lapin blanc qu'il brosse dans un patchwork dramatique tour à tour actionné par des « numéros » de comédiens ou, à l'inverse, dans une mise en scène qui déborde souvent de la scène elle-même. De fait « Les Grands Sentiments » sont un peu à l'étroit dans un « 140 » pour lequel de toute évidence ils n'ont pas été conçus. On travaille donc dans les travées en général et sur un matelas, en particulier, clou du spectacle, croustillant ô combien, sur lequel s'ébattent deux donzelles nues rejointes par un spectateur bénévole, dépouillé lui aussi de ses derniers atours...

Je l'ai écrit plus haut, « Les Grands Sentiment » fêtent également les retrouvailles du Magic et de la musique. Outre Savary qu'on savait habile exécutant dans les disciplines les plus diverses, deux musiciens supplémentaires tissent un décor musical sur lequel viennent s'étaler les voix — chœurs ou soli — des divers protagonistes. Elles sont de qualité.

Sachez aussi que l'accueil du public se fait au « 140 » dans un esprit fêtard : confetti et tombola, rares coups de canifs dans un contrat passe, dans sa majeure partie, avec la réflexion douce-amère.

ANDRE DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) Les Grands Sentiments

Date(s) du 1976-03-16 au 1976-03-20

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Le Grand Magic Circus et ses animaux tristes