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Rencontré: Franz Marijnen. Metteur en scène flamand et international



La Libre Belgique

14-5-1976

Rencontré : Franz Marijnen

Metteur en scène flamand et international

Qu'un metteur en scène belge ait été un des piliers du Théâtre « La Mama » à New York, que les Américains, les Hollandais, les Allemands se le disputent, qu'un spectacle qu'il prépare pour le Schauspielhaus de Bochum soit déjà retenti par le Festival de Nancy 1977, et que ce metteur en scène belge ne travaille pas en Belgique et reste pratiquement inconnu du public francophone, telle est la situation paradoxale que vit actuellement le Malinois Franz Marijnen. Venu à Bruxelles avec le groupe « Caméra Obscura » qu'il a fondé en 1973 à l'occasion des représentations de « Prométhée » les 13, 14 et 15 mai aux Halles de Schaerbeek, nous l'avons rencontré.

Franz Marijnen, 30 ans environ aujourd'hui, fit ses études théâtrales au R.I.T.S.,l'équivalent flamand de l'I.N.S.A.S. à Bruxelles. S'insurgeant contre les cours trop théoriques qu'il y recevait, il se lança dans l'action au Mechels Miniatuur Theater. Il y monta vers 1968 « Fando et Lis » d'Arrabal, « Saved », d'Edward Bond, « Victor ou les enfants au pouvoir », de Vitrac, et fit rapidement figure d'enfant terrible du théâtre flamand.

De Cracovie à New York

Invité par Grotowsky, le célèbre homme de théâtre polonais, il passa un an à Cracovie, y enrichit son langage scénique, y élargit ses conceptions. Rentré à Malines, il se heurta à l'inertie de ses anciens compagnons du travail, à leur refus de sauter le pas qu'il avait lui-même franchi, il démissionna donc, et se consacra pendant un temps, avec Tone Brulin, à la formation des quelques jeunes qui se sont fait connaître depuis lors sous les étiquettes du « Théâtre Vicinal » et du « Plan K ». Il partit ensuite pour Amsterdam.

Une invitation à se rendre aux Etats-Unis lui y parvint : il franchit aussitôt l'Atlantique avec femme et enfant. Trois mois dans une université du Vermont. Ellen Stewart, la dynamique et incomparable directrice de « La Mama », le fait venir à New York. Nous sommes en 1970.

— C'est une femme extraordinaire, nous dit-il. Sans elle, la vie théâtrale new-yorkaise de ces dix dernières années aurait été très différente. Elle est infatigable et inspirée. Quand elle s'absente pour quelques semaines, c'est le désarroi. A sa demande, j'ai surtout organisé et dirigé des « ateliers de travail » (Workshops) pour des Coréens, des Vénézuéliens, des Italiens. Nous avons notamment travaillé beaucoup sur « La Sorcière », de Michelet, mais finalement cela n'a pas abouti à un spectacle. J'ai, par contre, monté « Fando et Lis » avec une ménagère de 40 ans, un dentiste, un ouvrier et un docteur en philologie. Arrabal fut ébloui et ému, lorsqu'il vit la représentation. Nous sommes restés d'excellents amis depuis lors.

Cinq ans aux Etats-Unis

Marijnen est resté cinq ans aux Etats-Unis. Il travailla notamment un an au Californian Institute for the Arts, une merveilleuse école que finance la famille de Walt Disney, que dirige Herbert Blau, ancien directeur du Lincoln Centre et auteur d'un livre fameux, « The Impossible Theatre » et dont le corps professoral comptait notamment Pierre Boulez et Ravi Shankar.

— C'est là que l'idée m'est venue de fonder un groupe, mais je ne la réalisai pas tout de suite, Je ne passai à sa réalisation qu'un an plus tard, alors que j'enseignais à la Carnegie Mellon University de Pittsburgh (d'où est sorti notamment Andy Warhol). J'y craignis subitement de devenir prisonnier de l'enseignement. Il fallait donc que je revienne à la mise en scène. Une nuit je téléphonai à travers tous les Etats-Unis pour contacter les anciens élèves que […] plus. Ils accoururent à mon appel. Ainsi est né « Camera Obscura ».

« Camera Obscura »

— Quels spectacles avez-vous réalisés avec ce groupe?

— Tout d'abord « Oracles », sur le thème d'Œdipe. Ce spectacle, après avoir été présenté dans plusieurs villes américaines dont New York, fut invité par le Theatre Mickery d'Amsterdam et joué en Hollande, à Hambourg et à Gand. Devant le succès rencontré, et l'absence d'aide financière aux Etats-Unis, le Mickery nous commanda un deuxième spectacle : ce fut « Maldoror » d'après l'œuvre de Lautréamont, créé à Amsterdam en 1974. Au mois de mai, nous sommes rentrés aux Etats-Unis où un subside du « New York State Council on the Arts » nous permit de réaliser un troisième spectacle : « Mesure pour mesure », de Shakespeare. Après quoi, nouvelle tournée en Europe, où le Toneelraad Rotterdam et le Beursschouwburg de Bruxelles joignirent leurs efforts pour nous permettre de faire « Toreador ».

Actuellement, « Camera Obscura » est fixé à Rotterdam. N'est-ce pas amusant, poursuit Marijnen, qu'un groupe américain, dirigé par un Belge, soit financé par des Hollandais! C'est là une situation qui me ravit : il faut internationaliser la culture! La politique culturelle de Rotterdam est vraiment la politique de l'avenir. Il me semble que Bruxelles, capitale du Marché commun, devrait faire la même chose. Mais quand je reviens dans mon pays, j'y découvre quoi? La « splitsing » et la régionalisation de nos cultures! Je n'y comprends rien.

— Quelles sont les caractéristiques fondamentales de « Camera Obscura »?

— Une réaction tout d'abord contre les écoles d'art dramatique qui préparent les comédiens à devenir les rouages d'une machinerie, à abdiquer leurs capacités créatrices, à re-vivre des situations au lieu de les vivre. Voilà le point de départ de « Camera Obscura » qui veut être une communauté créative, une unité de travail sans hiérarchie. Car je considère l'acteur comme l'élément moteur d'un spectacle, tous les autres ne sont que les « enfants adoptifs » du théâtre — même l'auteur, bien qu'un bon auteur n'est jamais absent du spectacle. Le principal mérite que je m'attribue dans « Camera Obscura » c'est d'avoir réuni des acteurs remarquables — du moins je les considère ainsi — et de leur permettre d'aller au bout d'eux-mêmes.

Vous aurez compris aussi que nous ne montons pas des pièces existantes, mais que nous présentons des spectacles sur des thèmes donnés pour lesquels, ensemble, nous réunissons la documentation et établissons le scénario. Ne vous étonnez pas dès lors si « Prométhée », par exemple, s'est sensiblement modifié depuis sa création en février dernier à Rotterdam. Ce spectacle a d'ailleurs tenu plus longtemps que nous ne l'avions prévu. Mardi soir, à Utrecht, nous en avons fêté la 50e représentation.

Internationnaliser le théâtre

— Quels sont vos projets?

En septembre, je monte avec des Hollandais, et dans un décor de Jean-Marie Fiévez, « Le Concile d'Amour », de Panizza. Ensuite, un spectacle avec les acteurs de « Camera Obscura ». En janvier 1977, je commencerai au Schauspielhaus de Bochum un spectacle sur la Bible qui est déjà retenu par le Festival de Nancy. Ce spectacle là je le fais aussi avec Jean-Marie Fiévez, qui a un talent fou et qui partage avec moi un certain sens du baroque et du rituel.

— « Prométhée » est joué en quelle langue?

— Pour le moment trois : anglais, hollandais, finlandais, suivant la nationalité des acteurs. Au départ, il y avait aussi des Allemands et un Suédois. Je vous jure que ce n'est pas un problème. Il faut agrandir « l'espace » théâtral, il faut internationaliser le théâtre, il faut accroître les possibilités offertes aux acteurs créatifs. Le théâtre est l'art le plus international que je connaisse. Toute politique culturelle qui n'ose pas être internationale, qui considère les acteurs étrangers comme de la main-d'œuvre d'appoint (« gastarbeiders ») est une politique médiocre et mesquine. On pourrait faire des choses passionnantes en Belgique par-delà les stupides querelles linguistiques : les gens et les moyens existent! Mais cela suppose, évidemment, une approche différente de celle que pratiquent aujourd'hui nos institutions et nos politiciens. Et c'est un Flamand fier de l'être qui vous le dit!

J.F.

Auteur J.F.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Prometheus

Date(s) du 1976-05-13 au 1976-05-15

Artiste(s) Camera ObscuraFranz Marijnen

Compagnie / Organisation