Archives du Théâtre 140


'Le rêve de l'homme ridicule' par la Pip Simmons Company: au bonheur flottant



Le Soir

17-2-1977

« Le rêve de l'homme ridicule » par la Pip Simmons Company : au bonheur flottant

Le bonheur? La Pip Simmons Company nous en propose une vision authentique depuis mardi soir au Théâtre 140. Mais ce bonheur-là, avant de nous le servir chaud, c'est comme si elle l'avait glissé dans un flipper en prenant soin d'affûter les réflexes de ses tireurs d'élite.

Le voici donc drôlement chahuté, sans cesse pris de vitesse par les événements, toujours en retard d'une fraction de seconde sur sa cible. Le piège, irrépressible, se referme et c'est abimé que le bonheur sort de l'aventure.

Grands sentiments, bons sentiments, saints sentiments, rien ne résiste au désespoir latent qu'actionne toute récriture scénique de ce « Rêve de l'homme ridicule », même si çà et là, s'entrouvent, factices, les portes des paradis. Ce ne sont que vacances artificielles, récupérations de seconde main. On souffle, mais c'est pour mieux repartir vers l'enfer.

Mais qui nous parle de ce bonheur flottant comme une monnaie? Un homme tellement paumé, tellement naïf qu'il prend ses rêves pour des réalités, mais qui, à l'issue de son périple, ne sait plus qui l'emporte, du cauchemar ou de l'illumination. Perdant pour perdant, le voici crucifié, en porte-à-faux sur une croix qu'au préalable on a tout de même pris soin de flanquer d'ampoules lumineuses. Ce n'est plus l'envers du décor, c'est le décor lui-même.

Les masques, tous ces masques, qu'il s'était pourtant promis de jeter bas, réapparaissent pour une sarabande finale, le défient et le narguent. Du pareil au même. On ne se débarrasse pas des masques si aisément.

Guère d'ambiguïté dans ce propos, directement emprunté à Dostoïevsky, où l'on retrouve, grotesque en sus, la même température dramaturgique que dans le précédent spectacle « An die Musik » de la Pip Simmons Company. Les deux pièces appartiennent au même convoi, toute dérision brandie et l'arsenal technique tout aussi violemment chargé de réflexes dérangeants. Pourtant, le spectacle n'évite pas toujours les pièges du faste et de la démonstration. Il est vrai que Pip Simmons Company prend un malin plaisir à faire de la corde raide et qu'il lui arrive çà et là de connaître des pertes d'équilibre.

Or, à ne pas s'y tromper, voilà bien du théâtre, anglais, et même élizabéthain, saturé de musique et comme sublimé par elle, qui appartient aux normes de la « tragédie musicale », se carapaçonne dans un univers onirique que ne désavouerait pas un Peter Watkins. Plus d'une fois, on se met à évoquer « Privilèges » et même « Phantom of the Paradise » pour cette même virtuosité spectaculaire dans l'absurde et la fatalité.

Et si la pièce prend parfois des allures de prière urgente ou, à l'inverse, véhicule des visions dignes de Jérôme Bosch, ou encore s'articule sur un grotesque à la Jérôme Savary, c'est grâce à l'exploit permanent de trois ou quatre comédiens troublants de frénésie, tous musiciens et chanteurs.

Musicalement, c'est une fanfare électrique que revendique la partition de Chris Jordan. Avec sa grosse caisse, ses tubas et trombones. Rappelez-vous, on est au cirque. Mais le piano électrique veille au grain et ramène tout son petit monde sur des sentiers volontairement « musicals » et davantage dignes des années 60. Pour l'élégance.

Voici donc une leçon de théâtre total dont je ne suis pas certain que la première de mardi aura révélé toutes les facettes. C'est que ce spectacle exige de la part du spectateur une connivence, une disponibilité à la candeur et un humour latent, généralement absents les soirs de première.

Mais se laisser faire par « le rêve de l'homme ridicule », c'est être illico transformé par lui. Le refuser, c'est automatiquement tuer la part d'enfance qui devrait tout de même bien sommeiller dans chacun de nous.

ANDRÉ DROSSART

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) The Dream of the Ridiculous Man

Date(s) du 1977-02-15 au 1977-02-19

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Pip Simmons Company