Archives du Théâtre 140


Emma Santos au Théâtre 140: la petite fille modelée



Le Soir

3-3-1977

Emma Santos au Théâtre 140 : la petite fille modelée

Sur scène, c'est sur scène qu'une centaine de spectateurs conviée à prendre place depuis mardi soir au Théâtre 140. Praticables et matelas de mousse. On se serre. De l'aise, il n'y en aura ni dehors ni dedans.

On a crûment éclairé un mur dont la chaux noire s'est étalée par endroits. Celui du fond, seul un pinceau de lumière viendra en souligner une triangulation révélatrice. Pénombre, zones d'ombre, zones de lumière, c'est le décor symbolique où va évoluer pendant près de nonante minutes une petite bonne femme en sabots et chausettes, robe de grand-mère à dentelles barrée par un tricot interminable. Elle se love sur elle-même, trottine avec lenteur, psalmodie ce long voyage au bout du délire, dans des dédales intérieurs tout en cris et chuchotements.

Dix années passées à l'asile lui ont amplement suffi pour se faire une petite idée de ce qui n'allait pas dehors, de ce qui n'allait pas dedans.

Dehors : l'univers concentrationnaire, les psychiatres, les règles, les adultes ces « gens nés », les médications, les électrochocs, la prise en charge, le modelage.

Elle fait peur puisqu'elle parle. On lui a pourtant demandé de se taire. Elle hurle donc.

Bousculée par la psychiatrie, la voici prête à la bousculer à son tour sans vergogne, avec la candeur originelle d'une langagière prise à son propre piège.

Dedans : elle, rien qu'elle et sa folie : femme, enfant, sexe, mère, tout en devenir révolté ou, à l'inverse, en douceur incontrôlable. Et cette quête de la communication, du bonheur, de l'amour à en craquer par toutes les cellules, y compris et surtout celles du dedans. Le moteur à paroles se met en branle. Elle change parfois de vitesse, pour la respiration, mais c'est un itinéraire discontinu, apoplectique, pressant, un de ces itinéraires qui pourraient fort bien n'avoir ni début ni fin comme ces « blues » dont on se demande en vain quand ils commencent et où ils finissent.

Emma parle, parle, parle, invective, injurie, pérore, hoquète, murmure avec l'ingénuité et la certitude du « je ». Rien ne l'intéresse autant qu'elle-même. Elle nous le fait bien sentir du haut de son mètre soixante, bras légèrement écartés du corps, doigts déployés, comme mûre pour la destruction ultime, holocauste délirant et déchiré dont on n'est pas certain pour autant qu'elle n'essaiera pas de trouver in extremis une sortie de secours.

Ecrivain, elle est l'auteur de six livres. Emma Santos est depuis trois mois devenue sa propre interprète. « Malcastrée », la voici qui prend une revanche décisive sur l'univers concentrationnaire des hôpitaux psychiatriques à travers ses mots à elle, son visage et son corps à elle.

Derrière la face cachée de la petite fille modelée, se profile tout à coup une écriture littéraire implacable, un ton par lequel on peut ou non être traversé. Ses deux pôles : déchirure et utopie qui s'imbriquent intimement pour un retour aux sources vives de la femme. Ces mots-là ont parfois du poids, parfois s'engluent dans des redites. Mais la redite est sans doute le ferment même de la haine. Malgré le mépris de la haine. Emma Santos tente de redécouvrir sa vérité. A nous d'en faire autant. Les questions qui nous assaillent seront d'autant plus innombrables.

ANDRE DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) -

Date(s) du 1977-03-01 au 1977-03-06

Artiste(s) Emma SantosClaude Régy

Compagnie / Organisation