Archives du Théâtre 140

La Libre Belgique

3-3-1977

THEATRE ET CONCERTS

Au Théâtre 140

EMMA SANTOS

Emma Santos est une jeune femme blessée. « Suivie » en milieu psychiatrique pendant dix ans, elle en émerge pour jeter à la figure des gens distraits des petits livres déchirants, hallucinés : « La Malcastrée », « J'ai tué Emma S. », « L'itinéraire psychiatrique d'Emma Santos ».

Narcissiques, violents, à la limite du supportable, ces cris dans la nuit de la folie et de la solitude ont donne au metteur en scène Claude Régy l'idée d'en faire un montage et, ce qui est plus discutable, un spectacle. Fallait-il montrer? Fallait-il exposer aux feux de la rampe cette douleur sans remède, et surtout, fallait-il encourager cette femme à errer, devant nous, aux confins de la déréliction?

Dans un premier temps, Claude Régy, metteur en scène de Pinter, de Saunders, de Handke, de Duras, avait réuni quatre comédiennes pour porter le texte d'Emma Santos, mais celle-ci ne put supporter d'entendre ses propres cris proférés par d'autres bouches « ... J'avais l'impression, dit-elle, que c'était un vol. Aux lectures, je me suis mise à lire à haute voix mes textes. Et quand je les ai lus, je n'ai plus voulu les donner ». Régy décide alors qu'Emma sera sa propre interprète.

La question qui se pose n'est pas de savoir si, comme interprète, comme « actrice », Emma Santos a du talent. Il serait absurde de se poser la question. Car le propre d'une actrice est de rejouer, chaque soir, sa « folie », sans pour autant être « folle »; de redire chaque soir l'« indicible », de se tuer, chaque soir, sous nos yeux, puis ce reprendre sa vie.

Avec Emma Santos, le spectateur tourne autour de ces questions sans recevoir de réponse. On a parlé de psychodrame, mais le psychodrame à ce niveau-là est (devrait être) une méthode thérapeutique se déroulant à l'abri des regards. A moins que...

Pour Emma Santos, ce n'est pas une thérapeutique, mais « une heure et demie de liberté » qu'elle se donne. Pour accéder à quoi?

Chacun réagit sans doute à sa manière aux « provocations » que libèrent les textes d'Emma Santos. Des textes qui lui sont nécessaires pour « être »; elle nous dit : « .. Je ne supporterais pas qu'on me prenne la seule chose que j'ai sur cette terre, l'écriture ».

Mais, encore une fois, fallait-il, pour préserver l'authenticité de cette écriture, pour nous en faire en quelque sorte les récepteurs privilégiés, que cet être blessé vienne, pendant une heure et demie, sous les projecteurs?

Je m'avoue incapable de trancher. Tout ce que je puis dire, c'est que j'ai fui le théâtre, après que « la chose » se soit passée. Et que le « spectacle Emma Santos » me paraît une voie dangereuse. Dans la mesure même où le travail de Réqy est abouti.

Le spectacle ne s'adresse de toute manière qu'à un public adulte.

J.S.