Archives du Théâtre 140


Le théâtre des Pouilles au 140: la tarentule et le vaudou



Le Soir

29-10-1977

Le théâtre des Pouilles au 140 : la tarentule et le vaudou

L'Italie des Pouilles, telle qu'elle nous est offerte — comme une hostie, à prendre ou à laisser — par la compagnie Pupi e Fresedde, c'est d'abord la musique, c'est d'abord la voix, c'est d'abord le son. L'espace sonore détermine l'espace théâtral. Le rythme conditionne les images. Le chant informe les gestes. Guitare, flûte et tambour de basque ont mission de créer les schémas où s'inscrivent les figures. Le spectacle est de sons avant d'être d'idées. Dans les Pouilles, on crie à tue-tête pour ne pas entendre le grand silence solaire, ne pas penser à la mort enfouie dans le sable, la mort qui pique : la tarentule.

Le spectateur sent d'abord monter en lui un chant aux résonances mélancoliques. Tout de suite il est de plain-pied avec une sensibilité dont les déterminants s'appellent malheur, pauvreté, résignation, joie éphémère. Rien de « folklorique » ici. Pas de reconstitution fastueuse. Mais une habileté consommée à suggérer, au moyen des accessoires les plus simples et de la gestuelle la plus évidente, une réalité de l'oppression quotidienne, car c'est de la condition de la femme dans la société archaïque méridionale qu'il est surtout question en définitive.

Un « tissu crocheté » est, pour ainsi dire, le seul élément de décor qui permet, selon la position des projecteurs, de créer des effets saisissants de lumière. Les acteurs miment des scènes de la vie de tous les jours, composant des tableaux dont la beauté et la simplicité sont souvent fulgurantes. Entre autres exemples, comment ne pas citer la séquence de la procession où la ferveur populaire est admirablement traduite par les variations vocales?

Et puis il y a ces femmes toujours enchaînées, ces mariages grotesques où l'époux fagoté comme un soudard d'Empire administre le fouet à sa compagne avant de lui ravir le mouchoir rouge de sa virginité. Il y a cette bataille rythmée comme une scène du théâtre Nô qui voit s'affronter des acteurs-marionnettes. Il y a cette veillée funèbre ponctuée par les mirologues.

En réalité, la compagnie Pupi e Fresedde a conscience de renouer avec un rituel ancestral et elle s'efforce d'en ranimer la puissance évocatrice non sans recourir aux facilités de la mascarade et du carnaval.

Défoulement, exorcisme et refuge...

Mais on sent que ce qui importe le plus aux acteurs, c'est la reconstitution de la tarentelle, la danse locale dont ils veulent reproduire le cérémonial particulièrement frappant. Tarentelle, tarentule : tout vient d'une conception selon laquelle une femme peut se soustraire à la laideur quotidienne, au mal qu'elle porte en elle, et qui est symbolisé par la morsure de l'araignée, si elle subit volontairement une épreuve initiatique. Le déroulement de la cérémonie n'est pas sans évoquer le vaudou haïtien. Dans un cas comme dans l'autre, il y a défoulement, il y a exorcisme mais aussi refuge contre une exploitation économique et une culture étrangères (la religion catholique bien-pensante qui régit la vie sexuelle jusque dans ses moindres manifestations) auxquelles on est contraint de se soumettre.

D'autre part, pour échapper à la pulsion de mort, on mime sa propre mort, on s'immerge dans la possession divine, on communie avec le monde entier, on s'oublie, puis on renaît brusquement, on succombe à la transe jusqu'à cet orgasme suprême qui est le signé majeur de la libération. Etrange pratique, étrange opium dont l'école antipsychiatrique, ouverte aux expérimentations « irrationnelles », pourrait fort bien vanter les mérites.

La compagnie Pupi e Fresedde — suivant en cela les intuitions du « Bread and Puppet », de New York — n'hésite pas à proclamer que le matériau qu'elle a réuni est riche de « symboles opératoires ». Ce qui veut dire, en clair, que son spectacle a une fonction sociale et didactique, qu'il a un pouvoir « structurant » (pour parler hexagonal) sur la personnalité du spectateur. Le théâtre « vaudou » des Pouilles a donc affaire avec le subconscient.

Antonin Artaud ne l'aurait point vu d'un mauvais œil.

MICHEL GRODENT.

Auteur Michel Grodent

Publication Le Soir

Performance(s) La terra del rimorso

Date(s) du 1977-10-26 au 1977-10-30

Artiste(s) Pupi e fresedde

Compagnie / Organisation