Archives du Théâtre 140


Une maison bombardée, une gare au bout du monde, un glacier, des bancs d'école, c'est l'itinéraire du Cricot: hallucinant!



Le Soir

10-11-1977

Une maison bombardée, une gare au bout du monde, un glacier, des bancs d'école, c'est l'itinéraire du Cricot : hallucinant!

Tadeusz Kantor! Le prénom sonne à la latine. Le nom est presque sans histoire. C'est le patron du Cricot 2 de Cracovie. Une troupe qui fait courir toute la France depuis le Festival de Nancy. Un nom déjà synonyme de surprise garantie que Bruxelles découvre, aux Halles de Schaerbeek, depuis lundi soir. Que Gand, à son tour, à partir de lundi, va réclamer pour trois jours. Une troupe polonaise pour laquelle avant-garde est synonyme de perfection.

Il faudrait passer un mois en sa compagnie pour prendre de Kantor une quelconque mesure. Il échappe aux prises. On le dit autoritaire et intransigeant. Il est espiègle, savoureux, persuasif. On le croit mégalomane. Erreur. Il est précis et prophétique et possède de l'art du théâtre une approche vécue et critique : un homme non récupéré qui a des exigences retentissantes et qui a toujours su, au moment voulu et avec les moyens du bord, faire surgir le théâtre dans la vie, dans des endroits non domestiqués.

C'est un créateur rationnel dans l'irrationalité, un pourfendeur de dogmes et de règles, un fervent de l'énigme, précurseur d'un futurisme qu'il récuse, un visionnaire de nos authenticités intérieures. Nous l'avons rencontré.

Ulysse en nazi

— On connaît mal toute cette période « clandestine » du Cricot pendant l'occupation allemande. Vous avez débuté en 1942 avec une pièce officielle et très romantique de propos...

— Avec « Baladèna » de Slovatski, on était dans le romantisme officiel et conventionnel : l'histoire d'une héroïne nationale de type préhistorique. J'étais à l'époque à l'Académie des Beaux-Arts fortement marqué par l'art abstrait, le Bauhaus, le constructivisme russe. C'était la guerre. Nous étions séparés de l'Europe et nous n'avions que des pressentiments sur ce qui se passait à l'extérieur de la Pologne. J'ai alors rompu, volontairement avec l'art abstrait parce que la guerre nous avait aidé à découvrir que l'abstrait ne signifiait rien. En 1944, nous avons monté « Le retour d'Ulysse » de Wyspianski dans une maison bombardée que nous avons détruite un peu plus en y introduisant des objets « prêts ». Une vieille roue, une planche, une caisse. Tout ça dans la poussière, la boue. De la matière brute. Je ne savais pas à l'époque que Marcel Duchamp, en France, avait développé sa théorie sur ces objets « prêts ». Il nous fallait également un canon. Pour éviter les soupçons des patrouilles allemandes, nous l'avons camouflé en colonne grecque. Ulysse, nous l'avions habillé comme un officier allemand parce que, souvenez-vous, lorsqu'il rentre à Ithaque, ce serait plutôt un pirate qui va brûler sa maison, emmener son fils et tuer les amants de sa femme Pénélope. Il va le faire avec son arc, à ce moment-là, le son dans la pièce c'était un bruit de mitraillettes. Les objets n'étaient pas considérés comme des accessoires. Leur présence avait la même valeur que celle des acteurs. Donc déjà la notion du happening et celle de l'environnement que nous allions développer plus tard.

— Vous jouiez devant combien de personnes?

— Une trentaine et nous n'avons joué que trois fois. La première a eu lieu le jour du débarquement en Normandie, le 6 juin 1944... Nous avons donc, pour cette pièce, trouvé une méthode pour confronter et séparer l'illusion du texte et la réalité du spectacle. Ulysse était comme une pierre, dos au public. Il ne s'est retourné qu'une fois. Les spectateurs étaient là comme dans un bunker. En réalité, j'aurais voulu réaliser ce spectacle dans une gare. Je n'ai pas pu. Mais cette idée, je l'ai reprise en 1970 en Yougoslavie.

Contester le lieu

— Vous avez une idée itinérante du théâtre. Vous en contestez en tout cas l'arbitraire, le confort, le luxe des lieux officiels.

Nous avons joué dans un manoir, dans une gare, à 1.500 m d'altitude dans les Alpes. Un hélicoptère transportant une armoire, l'a larguée sur la montagne. L'armoire s'est brisée. Nous avons joué dans les débris devant une centaine de skieurs, une école de neige, qui au départ avaient cru à une catastrophe. Un jour dans les salons d'un casino, nous avons amené du foin en masse, à hauteur des tables de roulettes. Nous avons continuellement joué sur l'ambiguïté qui existe entre l'illusion théâtrale et la réalité quotidienne, tout en refusant de façon préméditée le lieu artistique. Ainsi dans « Ulysse », un des acteurs était habillé en espion de la Gestapo. Tous les gens dans la salle se connaissaient mais n'avaient jamais vu ce monsieur. Ça les a troublés, inquiétés. Encore aujourd'hui, dans « La classe de mort », c'est moi qui sur scène détruit l'illusion du théâtre.

— L'idée de la mort, je suppose qu'elle n'est pas venue tout de suite. Quand a-t-elle surgi?

— Elle a débuté avant que nous ne montions « Les Mignons et les guenons » de Wietkiewicz. Au début, j'étais parti sur une idée précise : représenter une leçon de grammaire. La grammaire est en fait la compression abstraite de toutes les idées littéraires. Dans un extrait du texte de Wietkiewicz, il y avait un professeur, une prostituée, un évêque, un bureaucrate. Nous voulions soumettre ce texte à notre idée. Ça n'a pas marché. Nous avons renoncé. Puis je suis parti sur une autre idée : celle du vestiaire de théâtre. Deux hommes de main, deux gorilles faisaient respecter les lois du vestiaire, stupides, aux spectateurs d'abord, à la pièce ensuite... Enfin, je suis revenu à l'idée-force du banc d'école avec l'injection de vieillards qui de toute force veulent y retourner. Les uns sont déjà de « chers disparus », d'autres sont plus morts que vivants. Ils veulent tous retrouver des excroissances de leur passé.

— C'est un tournant capital dans votre vie puisque vous qui avez toujours provoqué l'avant-garde, vous vous retournez tout à coup vers votre passé...

— Avant, j'étais pour l'avenir. Je croyais que l'avant-garde était une tentative futurologique de dépasser le temps. Aujourd'hui, je crois qu'il n'y a pas d'avenir, qu'il y a seulement le moment présent. Agir sur le présent, pourtant, ça ne suffit pas. J'ai donc pensé qu'il était plus intéressant de manipuler le passé.

Le conditionnel, c'est l'art

— Il y a un temps dans la grammaire qui se joue parfaitement du présent, du passé et du futur. C'est le conditionnel. Curieusement, ce sont les jeunes enfants qui l'utilisent le plus lorsqu'ils jouent et qu'ils commencent à s'inventer des rêves, donc du théâtre. « Je serais ça... et toi tu serais ça… »

— Vous avez raison. Le conditionnel c'est l'art. C'est la possibilité qui nous est offerte entre ce qu'« on peut être » et ce qu'on peut « ne pas être ». Aujourd'hui donc je manipule des anciennes esquisses, d'anciennes idées pour repartir vers de nouveaux horizons. Mais vous savez, manipuler le passé, c'est déjà manipuler la mort.

— Il y a un mot capital qui est une des définitions de votre théâtre, c'est « énigmatique ».

— Effectivement, dans « Les Guenons » j'ai réalisé une scène énigmatique de toutes pièces. Une série de personnages étaient en train de jouer la pièce. Il y avait un général russe, son violoniste, une comtesse dans un poulailler. Tout à coup ils ont abandonné leurs rôles. On a tendu un fil à travers la salle et on a commencé à le mesurer. Un comédien qui avait une planche dans le dos pour soutenir sa colonne vertébrale l'a utilisée pour « arpenter » ce fil de quatorze mètres. Puis le général se suicidait toutes les quarante secondes. Le violoniste devenait funambule. C'était un acte théâtral gratuit qui a passionné les spectateurs. Il durait dix minutes mais il aurait pu durer une demi-heure. Ça m'a conduit à une notion de l'œuvre d'art totalement fermée, donc qui n'est pas faite pour la consommation. Les mannequins-poupées n'interviennent donc que comme intermédiaires entre les comédiens, les spectateurs et l'idée de la mort.

— Et le maquillage, traité dans les gris, les noirs et les rouges, est là avant tout comme une couleur d'ambiance représentant la mort…

— Créé, avec aussi, dans les objets des éléments dadaïstes. Les deux boules en bois dont accouche la femme, ce sont deux testicules sans vie. Elles représentent une idée mais traitée sous forme de plaisanterie et avec une force évidente, encore renforcée, par le rythme sonore qu'elle provoque en se balançant dans un berceau qui ressemble davantage à un cercueil mécanique. Wietkiewicz, on ne peut vraiment pas le jouer « sérieusement ».

— Vous avez, je crois, beaucoup de projets. Une exposition de vos dessins, emballages et esquisses à Bruxelles l'an prochain. Et au théâtre?

— Oui, j'ai des projets. Mais on ne peut pas toujours continuer dans le même sens. J'ai envie de casser la ligne créatrice actuelle. Mais dans quel sens, je ne le sais pas. Ce n'est qu'avec le recul qu'on se rend compte qu'on travaille dans un sens très précis. Au fond, c'est peut-être mon dernier spectacle...

ANDRÉ DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) Dodenklas

Date(s) du 1977-11-08 au 1977-11-12

Artiste(s) Cricot 2Tadeusz Kantor

Compagnie / Organisation