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'Locus Solus' aux Halles: le pavillon des agités



Le Soir

22-11-1977

« Locus Solus » aux Halles : le pavillon des agités

Lorsque deux événements théâtraux viennent à se succéder dans la huitaine, à Bruxelles en général, aux Halles de Schaerbeek en particulier, que tous deux avec un même ensemble affichent complet, qu'on doit même y refuser du monde, la tentation de les comparer devient irrésistible. Erreur!

Ce serait poser chien et chat dans la balance. Car même si, çà et là, des préoccupations identiques peuvent se déceler dans « La classe de mort » et « Locus Solus », en particulier une panique existentielle, le premier propose du théâtre une approche granitique dans sa miniaturisation, le second en revanche écartèle l'espace scenique, l'étiré comme on le ferait d'un chewing-gum longuement mastiqué : pour le plaisir.

La mort, le jeu, la folie et l'humour, ces providentielles pulsions du Polonais Kantor, on les retrouve chez Mémé Perlini, ce metteur en scène d'origine roumaine de 30 ans, dont l'Italie s'est emparée. Mais ils ne sont que thèmes et ébauches lors même que l'essence du spectacle réside dans son style : le découpage de l'action, la singularité de la miss en éclairage.

Grille fantasmatique et hallucinogène, Locus Solus fonctionne dans le délire visuel organisé. La volonté de pervertir le jeu du comédien, d'en brosser une caricature réaliste ou surréaliste, passe par la primauté de la scénographie, capable à elle seule de déterminer toute la flagrance du propos et de la convoyer vers des constructions dramaturgiques qui, elles, n'ont vraiment rien d'automatique.

Aquarium transalpin

C'est dire si les Halles de Schaerbeek ont dû pour deux jours seulement se reconvertir aux lois plastiques de Perlini. Trois murs délimitent le jeu. Celui de droite sera troué de deux fenêtres et d'un soubassement. Une plante grasse crûment éclairée est là, garante d'oxygène, comme un poster d'Hamilton dans une galerie de Segal. Celui du fond évoque l'aquarium. On y verrait volontiers apparaître les nageoires hébétées de la raie, voire les yeux hagards du rouget. On n'y verra qu'un homme et une locomotive miniature... Celui de gauche est tacite. Seul un robinet et un évier surmontés d'une lampe nue, viennent jeter cette note d'austérité qui sied si bien au dépouillement des costumes et des corps nus. Sur le sol, le sable est là comme pour prolonger un chantier imaginaire. On s'en servira. Il n'est là parfois que pour mémoire.

Restons quelque temps encore en la compagnie du raisonnable technique pour signaler que ce dédale est ponctué de lampes, de néons, d'ampoules qui viendront renforcer les foudroyantes et intermittentes volontés de spots injectés comme ça, dans le spectacle, histoire de la perturber un peu ou de fortifier l'intensité du regard.

Pas question pour le spectateur de souffler un instant, puisque à tout moment il se passe quelque chose dans ce « pavillon des agités ». L'iris est happé. Le cœur ne l'est jamais. Les Italiens signaleront que le texte n'est nullement là pour mémoire, il est signé Raymond Roussel, mais bien plutôt comme signe prémonitoire de l'action, collage contradictoire, panneau signalétique. Alors, direz-vous, quid?

Electrochocs

Une quinzaine de comédiens, répartis équitablement entre hommes et femmes (dont une Uccloise) investissent le lieu, s'y inscrivent, le dénaturent, en proposent des utilisations anodines ou délibérément folles.

Au début, gestes et comportement ne sont nullement un leurre : voici l'enfer, avec ses étalages de chairs étranges et alanguies, ses phases humaines court-circuitées par des électrochocs qui remontent à la nuit des temps, ces pâmoisons sexuelles qui ont comme des habitudes. La schlague, maniée par des gardes-chiourme, tombe dru sur les peaux éteintes. Et de belles nonnettes, seringue brandie, sont promptes à remettre un peu d'ordre dans tout ça. Pour un temps.

Voici en effet que Perlini repart de plus belle, vitriolise sa fresque, nous la donne à fréquenter dans la seule démence. Un vélo fera l'objet de sa transe, puis, tout à coup comme si Bob Wilson faisait irruption sous le chapiteau, les treize comédiens anthracites et hiératisés se mettent à arpenter la pièce, une assiette par devant eux. On vous le jure. Les cris frénétiques ont fait place à la seule scansion étouffée d'une des passagères de cette marche funèbre qui n'en finit pas. Lugubre leitmotiv.

Mais cette pièce, c'est un roman. Il me faudrait cinquante feuillets pour en rendre compte. Je n'en ai pas l'autorisation. Je pourrais donc signaler qu'on s'y lave les pieds, qu'on s'y court derrière comme au « mouchoir », qu'on s'y tape royalement sur la gueule, qu'on y dépiaute des lapins, qu'on en brandit, crucifiée, la dépouille, sur un assemblage de bois, qu'on y danse tout en rond, et qu'une chaise, in extremis, belle à pleurer, se met à brûler avant la dernière scène où il est question d'un théâtre modèle réduit. Locus Solus, définitivement répudié par Mémé Perlini soi-même qui lui lance à la devanture une kyrielle de bouts de bois.

Au préalable par une porte chausse-trape — coup de théâtre — un roi et sa reine tous deux grandeur italienne et nature, tous apparats dehors, étaient venus visiter leurs ouailles de façon magnanime.

Que vouloir de plus? Clamer que ce théâtre est important? Il l'est.

ANDRE DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Locus Solus

Date(s) du 1977-11-18 au 1977-11-19

Artiste(s) Teatro La Maschera

Compagnie / Organisation