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'La Locomotive folle': un spectacle inouï



Le Soir

24-11-1977

« La Locomotive folle » : un spectacle inouï

C'est mieux! C'est cent fois mieux que la notion ventripotente et culturelle de la pièce de théâtre assumée. Six garçons et filles nous l'avaient déjà fait savoir à Nancy, l'an dernier, à l'occasion du Festival du théâtre comique populaire. Aujourd'hui, ils le clament comme ils clament leur amour pour ce magnifique auteur polonais Witkiewicz. Comme l'a l'aimé en Belgique, voici deux ans, la jeune Martine Wijkaert (Yanulka), comme l'aime aujourd'hui Tadeusz Kantor (La Classe de mort) sans le prendre au sérieux.

Et pourtant, les combinaisons plus percutantes des auteurs polonais — avec Gombrowicz — ne sont pas simples à dénouer. Il y faut cette hardiesse qui sied si bien aux naïfs. Cette invention caractérielle qui postpose les mots sans renoncer au sens. A la limite, Witkiewicz, l'aimer, c'est un peu voler à son secours. Les jeunes gens de Nancy n'ont pas hésité, qui l'ont inséré dans un décor de tubulures, façon Cromb, mais ce n'est jamais qu'une façon de dénoncer la bande dessinée aussi.

L'asphyxie? L'oxygène? Le pourrissement? L'injection! Une façon de s'avouer dans le blanc des yeux que le théâtre n'est jamais que le théâtre. Le hic, en l'occurrence, est que ce théâtre est désopilant, il faut le voir et se frotter la rate.

Ainsi donc, les Nancéens de « 4 litres 12 », depuis mercredi soir, et dans l'exacte foulée de deux événements téméraires et publics. La Classe de mort et Locus solus, nous parlent de ce qu'ils sont avant de nous avouer ce que le théâtre devrait être.

Ils nous assènent un établissement public : la gare Qu'ils vo ent avec les candeurs de Buster Keaton : des valises, des valises, des valises. Voyageurs hirsutes et dérisoires, les voici promulgués (comme les lois) au triple rôle de voyageurs, de comédiens et de truands redoutables.

Il y a un chef, il y a un autre chef, il y a un employé de banque, il y a une jeune comédienne qui ne le sera jamais, il y a un aristocrate, mais quoi? Tous dandys qui confondent Eros et Thanatos et qui se sont placés sur ces rails-là sans trop bien savoir si leur train va finir à New York ou dans les remous sauvages de la mer Caspienne.

Les femmes essaient de bien se tenir sous leurs jupons et les hommes divaguent franchement. Alors en un raccourci abrupt. Witkiewicz, leur meneur, leur sale gamin, pourrait dire simplement « tchouc, tchouc » parce qu'il sait, comme pas un, comment surchauffer les chaudières, les activer à plein régime, parce ce n'est pas le train électrique que papa pourrait offrir à son fiston pour pouvoir s'en servir et que ce n'est pas davantage Emile Zola qui pourrait ponctuer lyriquement La Bête humaine en affolant une locomotive et en la lançant façon James Bond dans le délire apocalyptique.

Non! : « 4 litres 12 » plus Witkiewicz, c'est une façon de mêler les tubulures, les devantures de fenêtres, les grosses caisses, les embarras de la circulation ferroviaire, une façon d'affoler dans la confusion des regards « premier degré » et de surcharger la fiction au point de la subvertir totalement. Dans subvertir, on l'a dit, il pourrait y avoir subversion.

Ainsi donc, ce théâtre de déménagement, d'enchevêtrement, d'enfantillages, apparaît totalement transparent au lecteur d'aujourd'hui, parce que les joyeusetés qu'il revendique assument à elles seules une prospective langagière qui est celle d'aujourd'hui où plus rien n'est crédible mais où la séduction des sources, la rage, l'irréduction aux règles, le sexe, finissent par mobiliser tout un langage collectif, une panoplie surréaliste qui est bien la seule à nous toucher, nous engager tout en nous faisant rire — amèrement — et ceci de façon irrésistible.

Witkiewicz ou le trompe-l'il. Kantor me disait récemment qu'on ne pouvait décemment monter son compatriote « dans le sérieux ». Alors : happening, gadget névralgique, impertinence métaphysique, il y a de tout dans La Locomotive folle, et surtout ce faste qui ressemble à un spasme, un désir physique d'une rigueur épouvantable, ajustée tout bonnement aux canaux de la mauvaise conduite. L'eau coule, comment dire, de source...

Théâtre de la pâmoison et de l'incertitude, vitriol dialogué dans ce qu'il y a de plus sournois, le théâtre de Witkiewicz a bien mérité de la France de Nancy. La rencontre Pologne - Lorraine est une réussite à s'y méprendre. Il y a gros à parier que cette méprise ne découragera jamais la jeune génération. Allez voir ce spectacle : il est inouï!

ANDRÉ DROSSART.

Auteur André Drossart

Publication Le Soir

Performance(s) "La Locomotive folle; Concerto"

Date(s) du 1977-11-23 au 1977-12-03

Artiste(s) 4 Litres 12

Compagnie / Organisation