Archives du Théâtre 140


'Ubu', selon Peter Brook



La Libre Belgique

1-6-1978

« Ubu », selon Peter Brook

Ubu : un palindrome fait d'une consonne entre deux voyelles. On en a tiré « ubuesque » pour désigner/dénoncer tout ce qui relève du burlesque et de l'absurde (pareillement, « Kafkaïen » a fini par échapper à son auteur).

Ubu : un mythe gonflé doublement, mais une citrouille restant valide vaille que vaille dans la mesure où le Veau d'Or de la tyranie, toujours debout, se porte bien.

Ubu : un symbole sur quoi greffer à son gré les têtes honnies du moment : Hitler, Staline, AmineDada, qui mauvais vous semblera dans la corporation des coquins sinistres.

Ubu : prodigieuse mise sur orbite littéraire française, ascension du reste forcée à nos yeux pour ce qui n'était au départ qu'une fermentante capsule de chahut estudiantin. De la sorte, on le sait, un rhétoricien de Rennes, Alfred Jarry, futur « khâgneux » à Henri-IV, entendait se venger de la stupidité prêtée à son professeur de physique, le ventripotent M. Hébert, vite métamorphosé en « Père Heb », en « Ebé », puis en « Ubu ». (De là, l'espèce de vénération inconditionnelle que des générations de potaches et d'enseignants n'ont jamais manqué de réserver à l'inventeur de « Merdre, merdre », de « la chandelle verte », la « gitouille », etc...).

Est-il encore possible et profitable de monter Ubu de nos jours? Sans doute, à l'usage du public des cadets, mais force est bien de constater que le caractère corrosif de l'ouvrage a rudement perdu de son acidité. Il y eut, bel et bien, un « scandale Ubu », mais c'était en 1896! Après Ubu, il y eut Dada, et, en fait d'irrespect anarchique, d'autres pièces ont révélé moins d'innocence, plus de pouvoir perturbateur. Que l'on songe, entre autres à « Victor ou les enfants au pouvoir » de Vitrac, à « Vogue la galère » de Marcel Aymé, à « Rhinocéros » ou « Tueur sans gages » de Ionesco, à « Arturo Ui » de Brecht, « Tango » de Mrozek, certains Arrabal, etc...

Ce qu'il y a de sur, c'est que la rencontre Peter Brook-Jarry n'a rien engendré de mémorable ou même d'électrisant. Ne parlons pas, bien sûr, des conditions matérielles du spectacle, donné pour trois soirs, dans un lieu fascinant comme les Halles de Schaerbeek, mais tout à fait inadéquat sur le plan de l'acoustique. Ce jeudi soir, comme lors de la « première », il importe de se coller aux premiers rangs si l'on veut entendre quelque chose au lieu de percevoir les vrombissements de la rue et du ciel. Evoquons plutôt la mise en scène elle-même.

Peter Brook est ce metteur en scène internationalement fêté pour ses réalisations, notamment son « Marat/Sade », ses versions shakespeariennes, dont « Le Roi Lear » et « Timon d'Athènes ». Il est un admirateur d'Artaud, un partisan du retour aux sources et du théâtre « pauvre ». Pour cet « Ubu », il a choisi la formule du théâtre en rond, le plateau nu, le recours à des accessoires ingénieux. Une énorme bobine de bois (sur laquelle on enroulerait habituellement des câbles) lui sert tour à tour de trône, de table, de tank, de taie d'oreiller. De même une peau de mouton fait alternativement office de toge, de couverture, de monstre. Quant à la musique, elle est assurée, en ponctuations, par un excellent batteur japonais, Toshi Tsuchitori, embauché par Brook lors des fêtes de Persepolis.

Ce dépouillement formel, ces astucieux accessoires ne peuvent cependant faire longtemps illusion. On pense immanquablement à des « gadgets » scéniques comme ces briques réunies pour un feu de bois, ces confettis figurant la neige ou ces balles de caoutchouc pseudo-meurtrières.

Plus décevante nous parait l'illustration de Jarry, tout comme il restreint l'habillage scénique (sauf dans les courses folles en « coulisses »), Brook restreint la portée d'une pièce dont l'essentiel devrait être la truculence, la bouffonnerie, celles-ci devant libérer la tragique réalité des usurpateurs, expédiant dans une Pologne pas si fictive, tous les « contestataires » à la trappe. On rit très peu, on frémit moins encore, devant un spectacle intellectualisé.

La direction d'acteurs nous a en outre laissé perplexe. Pour la circonstance, Brook a fait appel à une série de comédiens cosmopolites (Andreas Katsulas, Urs Bihler, Mireille Maalouf, Miriam Goldschmidt) qui ont a coup sûr de la prestance, de la bonne volonté, mais dont la diction n'est pas brillante. A-t-il pensé que toutes ces voix rocailleuse donneraient au texte des résonances nouvelles? C'est possible, mais c'est avant tout l'impression d'un salmigondis qui prévaut.

Pour tout dire, cet « Ubu » ne parvient jamais â faire oublier le version qu'en donna le « Poche » chez nous en janvier 1964. Il est en outre permis de se demander s'il ne s'agit point d'un faux-pas retentissant dans la carrière de Brook. Celui-ci se réhabilitera-t-il à l'occasion de ses prochains travaux? Attendons « Antoine et Cléopâtre » qu'il réserve pour Stratford et « Mesure pour Mesure » qu'il dirigera ensuite a Paris.

J. P.

Auteur J.P.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Ubu

Date(s) du 1978-05-30 au 1978-05-31

Artiste(s) Peter Brook

Compagnie / Organisation