Archives du Théâtre 140


'Ubu roi' et 'Ubu enchaîné'. Alfred Jarry en question



Pourquoi Pas?

8-6-1978

THEATRE 140

« Ubu roi »

et

« Ubu enchainé »

Alfred Jarry en question

Lorsque, en 1988, Alfred Jarry arriva en classe de première au lycée de Rennes, il y avait déjà quelque temps que le professeur de physique de cet établissement était la légendaire tête de Turc des élèves qui, l'ayant gratifié de surnoms divers, en avaient surtout fait le ridicule personnage d'une geste caricaturale. Le nouveau venu s'empara de l'affaire, avec un empressement qu'il est permis rétrospectivement d'imaginer, et en tira une comédie pour son théâtre de marionnettes. Au fil des années, elle devint cet « Ubu roi » publié par le « Mercure de France » et qui, en 1896, provoqua un scandale au Théâtre de l'Oeuvre où Lugné-Poe l'avait montré avec Gémier dans le rôle d'Ubu.

Depuis lors, Jarry ayant du reste prolongé sa pièce initiale en deux ou trois compléments et le surréalisme ayant abondamment répercuté les échos de sa virulence, on n'en a pas fini de questionner cette oeuvre marginale et, dans une moindre mesure, de s'interroger sur la place réelle qui lui revient.

Derrière ce qui y relève d'une parodie de Shakespeare, à qui et à quoi en effet Jarry s'en prend-il? En fait, l'ambiguïté étant ici ambivalence, il est loisible à chacun de prêter à cette charge de cavalerie lourde les intentions les plus complexes et d'attribuer au père Ubu les missions les plus largement dénonciatrices.

Ainsi « Ubu roi » s'impose-t-il d'abord comme un procès bouffon de la tyrannie. Aujourd'hui, trop de régimes méritent, et au-delà, le qualificatif d'ubuesque pour qu'il soit possible de ne pas assumer tout de suite cet aspect plus actuel que jamais de cette satire politique. « Il est étonnant, constatait déjà Montesquieu, que les peuples chérissent si fort le gouvernement républicain et que si peu de nations en jouissent. » Cela n'a pas changé dans un monde qui ne compte guère qu'un homme politique libre sur vingt. Jarry aurait-il, en somme, illustré sinon une loi de l'histoire, du moins une constante de l'humanité?

Mais Ubu, c'est aussi un coup de gueule contre la bêtise et surtout la bêtise sans bornes incarnée par la bourgeoisie balourde de Messiers Homais et Prudhomme. En cela, Jarry rejougnait la majorité de ses confrères en littérature qui, en ce XIXe siècle finissant, fulminaient contre la médiocrité généralisée. Ubu, c'est le fonctionnaire mesquin de Courteline exhaussé jusqu'à la dimension épique et rabelaisienne.

Quand le théâtre s'est teinté de métaphysique existentialiste, on a voulu voir dans « Ubu roi » et suite une image de l'absurdité de la condition humaine. En vérité, on trouve surtout chez Jarry, vis-à-vis de l'homme, une attitude profondément pessimiste.

L'anarchiste parfait et « pataphysicien » n'enseigne pas seulement le mépris de la régie, pour le plaisir provocant d'exalter l'exception. Sa démarche est plus radicale encore: elle est fondamentalement destructrice (voire auto-destructrice: Jarry l'a démontré sur sa personne même), dans la mesure où, refusant les « satiriques symboles » perçus dans sa pièce, il la voulait tel un miroir dressé devant l'homme pour qu'il s'y regarde et s'y juge tel qu'il est en sa nature presque sauvage, en sa dépravation essentielle. Il y a ainsi chez Jarry quelque chose d'un jansénisme profane.

C'est encore plus frappant si, comme l'a fait Peter Brook dans le spectacle qu'il nous a proposé à l'invitation du Théâtre 140, on ajoute à « Ubu roi » l'un de ses post-scriptum, cet « Ubu enchaîné » que son auteur considérait comme « la contre-partie » de l'oeuvre précédente.

Rentré en France après son sinistre passage sur le trône de Pologne et sa fuite éperdue, Ubu ne veut plus désormais être… qu'esclave. Mais toujours aussi monstrueusement mégalomane et sanguinaire: « Puisque nous sommes, dit-il, à la mère Ubu, dans le pays où la liberté est égale à la fraternité, laquelle n'est comparable qu'à l'égalité de la légalité, et que je ne suis pas capable de faire comme tout le monde et que cela m'est égal d'être égal à tout le monde puisque c'est encore moi qui finirai par tuer tout le monde, je m'en vais me mettre esclave ».

Jarry pratique à merveille l'amphibologie, le double sens. Il reste que la leçon de l'histoire est celle-ci : l'homme a peur de la liberté. On a beau l'y appeler : il aime ses chaînes. S'il se proclame libre, s'il adopte une « attitude libertaire », c'est sur ordre et au pas. Sa vraie nature est l'esclavage. Dans « Ubu enchaîné » (par ailleurs toujours aussi décousu) plus encore que dans « Ubu roi », l'œuvre du solitaire du « Tripode » se révèle comme la plus désenchantée des entreprises de démolition, menée par un prophète amer et furieux présentant au public ce qu'il a désigné comme son « double ignoble ». Le tout, au surplus, dans l'enivrante satisfaction d'un délire verbal, parfois puéril, mais dont il faut mettre en valeur la pittoresque outrance dégagée par un histrion macaronique et burlesque.

Seulement voilà, le temps a passé et le théâtre a beaucoup évolué. Sur le plan formel de l'anti-théâtre, la provocation de Jarry est émoussée. Quant à l'accusation politique, pour annonciatrice qu'elle ait pu être, elle est bien dépassée par notre histoire. Et pour ce qui est de l'absurde, nous sommes allés tellement plus loin. Alors, on ne peut que se demander si l'œuvre de Jarry ne retourne pas, lentement mais sûrement, à sa source : l'esprit du canular. Et peut-être guère plus...

Au surplus, il est difficile de prétendre que, sur ces deux pièces réunies, le travail de Peter Brook, pour intelligent qu'il soit, en favorise une meilleure prise en considération. Certes, refusant les commodités et même le grotesque d'un réalisme historique extérieur, sa mise en scène joue habilement d'un parti pris d'extrême pauvreté décorative et, en compensation, d'une richesse non moins grande de suggestions simples dont les mieux venues, par leur seule autorité de signe, se parent d'une indéniable efficacité poétique. Malgré cela, on n'entrait que discrètement dans la démesure de l'univers ubuesque et de son verbe.

Il est vrai, pour la malchance de ce verbe, que les conditions de la représentation étaient si peu idéales qu'elles frisaient l'inacceptable. A moins d'être placé aux quelques premiers rangs et pour autant que, dans la disposition trilatérale adoptée, les acteurs ne vous tournent pas le dos (ce qui était inévitable), la moitié de la pièce était pratiquement inaudible. Le cadre poussiéreux et délabré (« même les ruines, disait Jarry, sont à détruire ») des Halles schaerbeekoises convenait peut-être au style ascétique de dérision pure voulu par Peter Brook et assumé par ses acteurs : Andréas Katsulas (Ubu), Michèle Colisson et Miriam Goldschmidt (les mères Ubu), Urs Bihler, Malick Bowens, Mireille Maalouf, Maurice Benichou, François Marthouret et Jean-Claude Perrin, appuyés par la batterie de Toshi Tsuchitori. Mais rien n'est plus agaçant qu'un spectacle où une grande partie du texte s'évapore dans le vide inerte d'un vaisseau qui l'engloutit, sans lui restituer la pureté souhaitée de la mer.

Joseph BERTRAND

Auteur Joseph Bertrand

Publication Pourquoi Pas?

Performance(s) Ubu

Date(s) du 1978-05-30 au 1978-05-31

Artiste(s) Peter Brook

Compagnie / Organisation