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Carolyn Carlson au Théâtre 140: une chorégraphie funambulesque



Le Soir

10-6-1978

Carolyn Carlson au Théâtre 140 : une chorégraphie funambulesque

Chorégraphe américaine mondialement connue, danseuse-étoile, Carolyn Carlson, qui dirige depuis trois ans le groupe des recherches théâtrales à l'Opéra de Paris, n'en est plus à l'heure des démonstrations. Le spectacle qu'elle a présenté hier au 140 témoigne d'un discours totalement intériorisé : Carolyn Carlson danse effectivement comme elle respire... Et pour peu que l'on prenne son parti de cet art intimiste tantôt laconique, tantôt extraordinairement élaboré, les tableaux qu'elle dessine avec son corps, ses gestes hélicoïdaux, asymétriques, sont stupéfiants à voir.

Danseuse et chorégraphe funambulesque au propre comme au figuré, elle monte son spectacle sur la corde raide. Sans moyens, avec son seul talent et celui de ses deux comparses, elle met la danse à nu en la privant, radicalement de toute cette emphase et de cette rhétorique qui font généralement partie de l'expression lyrique. Renouvelant totalement le triangle classique — chorégraphie, danseur, musique — Carolyn Carlson plante sur la scène un contrebassiste (Barre Philips), frêle, incongru, qui arrache à son instrument des notes plaintives, souvent agonisantes, toujours piquées d'humour.

Sur cette musique combien ténue, mais qui sait s'échauffer et articuler sourdement les figures, Carolyn danse avec son partenaire Larrio Ekson. Et ici plutôt que de danse on parlerait volontiers d'écriture. Une écriture fluide, avec des pleins, des déliés et aussi des tremblés, des saccades qui font que, par moments, la danse participe davantage de la pantomime. La danseuse dialogue avec tout et avec rien: elle prend l'espace à témoin, se désarticule avec grâce, peut meubler toute la scène à elle seule. Son propos est varié, subtil, apparemment capricieux, pratiquant le mélange des tons : humour, parodie, burlesque, font partie de son répertoire au même titre que l'élaboration patiente de figures d'une grande beauté plastique, véritables sculptures de chair.

A ce propos, la deuxième partie est exemplaire qui laisse voir les deux danseurs, collants blancs zébrés de noir, mêler leurs corps en des compositions abstraites et prendre l'allure de fabuleux oiseaux, toute pesanteur vaincue et temps aboli. Dosant habilement les ruptures et les envolées souples, sa technique découpe le temps, morcelle l'espace pour mieux nous en donner la mesure et nous les servir sur plateau. Tant de perfection et tant de fragilité! Tout est fragile dans ce spectacle : le propos qui refuse tour artifice pour libérer la danse, la musique, qui a toujours l'air de mourir, le corps même de la danseuse... Jusqu'à l'économie des gestes qui, interrompus dans leur développement, maintiennent la tension. Dans ce trio d'une cohésion parfaite, Larrio Ekson affirme une maîtrise au moins égale à celle de Carolyn Carlson.

DANIELE GILLEMON.

(Les 9 et 10 juin, à 20 h 30.)

Auteur Danièle Gillemon.

Publication Le Soir

Performance(s) -

Date(s) du 1978-06-08 au 1978-06-10

Artiste(s) Carolyn CarlsonLarrio EksonBarre Philips

Compagnie / Organisation