Archives du Théâtre 140


Au Théâtre 140, Avant-garde italienne avec 'Vues de Port Saïd'



La Libre Belgique

27-10-1978

Au Théâtre 140

Avant-garde italienne avec « Vues de Port Saïd »

Brecht, l'absurde de Beckett-Ionesco, l'Odin Theatret, le Bread and Puppett, le Living, « Hair », Kantor, Grotowski… Autant de jalons de l'aventure théâtrale de ces dernières décennies. Idem pour l'Américain Bob Wilson. Ses réalisations comme « Le Regard du Sourd » ou « Einstein on the Beach » ont tiré la dramaturgie vers la notion de spectacle « total » en maîtrisant l'alliage des apports les plus modernistes d'autres disciplines: peintures et sculpture, chorégraphie et expression corporelle, voix et musique, diapositives et cinéma. Les idées de Wilson, - comme celles de Forman, John Cage, Merce Cunningham, Carolyn Carlson… - sont évidemment « dans l'air ». Elles rayonnent, en trouvant soit des émules, soit des suiveurs, en différents points: en Pologne, en Italie, voire chez nous, que l'on se souvienne de l'essai, au demeurant fort peu abouti, du groupe « Triangle », avec « Dispersion » qui fut monté au « Poche ».

Grâce à Jo Dekmine, une troupe italienne d'avant-garde, « Il Carrozzone » de Florence, a été invitée à proposer (jusque dimanche) le travail qu'elle accomplit dans cette veine au « 140 ». Le titre, « Vues de Port Saïd » (la contrée où se décomposa Rimbaud) n'est pas plus déterminant pour la compréhension du spectacle que… disons le fameux « Soupe au canard » des Marx Brothers. Ce n'est qu'une étiquette. A chacun son Port Saïd. De même, une erreur à ne pas commettre serait de vouloir découvrir à tout prix la trame narrative d'une histoire cohérente dans cette succession de scènes et de flashes qui visent avant tout à susciter des impressions intérieurs.

Si les Florentins que voici ont voulu illustrer, par exemple, une intrigue sur le couple ou la solitude installée entre conjoints, il conviendrait alors de leur dire qu'ils ont raté leur coup. Mais bien entendu, leur propos n'est pas là. « Vues de Port Saïd » doit être regardé sans volonté de « raison raissonnante », et plutôt comme un album « magique » dans les pages duquel on se laisse couler, flotter, un peu comme dans les créations de Marguerite Duras. « Il Carrozzone » a très bien assimilé les codes promulgués par Wilson. Sans doute est-ce un « abrégé » d' « Einstein on the Beach » pour ce qui est de la réflexion basée sur l'espace-temps, avec son parti-pris de lenteur (que l'on retrouve dans la sculpture imperceptiblement mobile de Bury), ses mécanismes répétitifs au niveau des gestes et des rythmes (comme dans les orchestrations « psychédéliques » de Terry Riley).

Cependant, le travail combinatoire est remarquablement personnalisé par nombre de trouvailles. Il y a l'utilisations de tubes fluorescents qui clignotent, changent de coloration et ponctuent les phases de dépaysement; il y a la beauté plastique du « happening », entretenue par des trompe-l'oeil d'essence surréaliste, avec une robe flottante, avec des superpositions de diapositives grillagées, la reprise obssessionnelle d'un personnage tentant de fuir en renversant une chaise. Bien d'autres « moments » allusifs et propices à la rêverie seraient à citer. Retenons ainsi le bouleversement des perspectives « normales » lorsque deux des interprètes se mettent à évoluer comme des « piétons de l'espace » sur la toile de fond du décor. Le public ne regarde plus alors une scène de théâtre, il l'observe comme s'il le faisait du haut d'un balcon.

En ne mettant en oeuvre que des moyens « pauvres », des accessoires prosaïques, « Il Carrozzone » prouve une créativité suffisamment chargée d'émotion pour toucher les fibres sensibles d'un public ouvert à l'esprit de recherche. La représentation excède à peine une heure.

J.P.

Auteur J.P.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Veduto di Porto Said

Date(s) du 1978-10-25 au 1978-10-29

Artiste(s) Groupo Il Carrozone

Compagnie / Organisation