Archives du Théâtre 140


'Changer la vie', depuis trente ans la proposition anarchiste du Living



Le Soir

8-12-1978

« Changer la vie », depuis trente ans la proposition anarchiste du Living Theatre

Le voici donc de retour en Belgique (avec Promethee changed, au 140), ce fameux Living Theatre qui, depuis près de trente ans, fascine

toujours autant qu'il surprend, éblouit autant qu'il choque, a ses

inconditionnels comme ses détracteurs farouches. C'est que le Living,

comme tout porteur de révolution — fût-elle théâtrale — a choisi la

voie de l'inconfort. Une chose est certaine en tout cas aujourd'hui: il y a désormais, dans l'histoire de l'« autre » théâtre, l'avant- et l'après-Living.

Dès 1962, Julian Beck et Judith Malina, créateurs, animateurs, porte-parole et âmes de la troupe, définissaient ainsi le but de cette communauté artistique et quotidienne — baptisée « le premier phalanstère du théâtre »: « accentuer le caractère sacré de la vie, agrandir le champ de la conscience, détruire les murs et les barrières, changer la vie ». Qu'en est-il aujourd'hui? Nous leur avons demandé de faire le point.

Julian Beck. — C'est en 1946 déjà que Judith a eu l'idée d'un théâtre nouveau, que nous avons créé ensemble en 1947. En 51, une compagnie se forme, qui donne les premières représentations dans notre appartement : du théâtre de chambre, et d'avant-garde. Nous étions déjà pacifistes et anarchistes comme aujourd'hui, désireux de libérer l'inconscient et l'imagination, de changer la culture, donc la vie, qui est quelque chose de sacré. Nous avons eu plusieurs théâtres à New York, puis nous avons été invités par le Théâtre des Nations à Paris. C'est en 1962 que nous sommes venus à Bruxelles pour la première fois.

En 63, à cause de The Brig, où nous dénoncions les prisons militaires américaines, on a fermé notre théâtre à New York sous prétexte de taxes impayées. Sous la menace de cinq ans de prison, nous avons tous préféré nous exiler, à Londres d'abord. C'est alors que le Living Theatre est devenu une communauté anarchiste et vagabonde. Nous avons décidé de commun accord de survivre en voyageant et de créer nos spectacles collectivement. Après Mysteries, Frankenstein, Les Bonnes, Antigone, Paradise Now (que nous avons presque toutes jouées à Bruxelles et à Paris), la vieille compagnie s'est divisée en plusieurs groupes.

Communauté

— Judith et moi, avec d'autres, nous nous sommes centrés sur le théâtre politique, considérant que le théâtre doit être le miroir de ce qui se passe dans le monde, donc de la politique aussi. Il ne faut pas oublier que Judith a été une élève de Piscator. Nous avons créé une série de vingt-cinq petits spectacles conçus pour être joués dans la rue, dans les hôpitaux psychiatriques, les marchés... En 1970, nous avons travaillé un an dans les bidonvilles et les écoles au Brésil, d'où nous avons finalement été expulsés après avoir fait deux mois et demi de prison. Rentrés aux Etats-Unis, nous avons été invités à la Biennale de Venise en 75, et avons décidé de nous fixer en Europe, et plus particulièrement en Italie, où nous vivons depuis trois ans, notre centre étant Rome.

— Toujours en communauté?

Julian Beck. — Oui, mais dans une communauté plus profonde qu'elle ne l'était à l'origine. Nous vivons pour le moment à dix-huit, mais notre nombre dépend évidemment des besoins de chaque spectacle et de nos possibilités financières. Car nous sommes le seul théâtre qui vit exclusivement de son travail (sans aucun subside ni argent de l'extérieur).

L'individu…

— Comment est né Promethee changed?

Judith Malina. — Pour réaliser cette création collective, nous avons d'abord tenté de voir quelles idées nous agitaient, ce que nous avions chacun besoin ou envie de dire. Ici comme ailleurs — dans les spectacles de rue, par exemple —, nous cherchons absolument à créer un théâtre où chaque individu peut à nouveau s'exprimer, où l'individu ne se perd pas dans le groupe, n'est pas sacrifié à la collectivité, mais où la collectivité n'est pas sacrifiée non plus à l'individu. Ce n'est pas, comme vous pourriez le croire, un retour en arrière, mais un pas nécessaire vers la vraie communauté, celle qui amène l'individu à un plus grand potentiel.

Chacun a donc parlé de son désir d'expression propre, et puis il a choisi un caractère à interpréter, qui soit lié, directement ou indirectement, au mythe de Prométhée. Après quoi Julian a écrit un canevas, un texte fixe qui rassemble les idées de tous.

Le mythe de Prométhée nous attirait pour symboliser le cycle d'oppression et de punition auquel nous sommes tous soumis, depuis toujours, et qu'il faut essayer de briser. Prométhée l'anarchiste, qui cherchait la lumière pour la distribuer à tous, a été puni : mais nous aussi, nous restons tous emprisonnés dans la pyramide sociale. La liberté n'existe pas encore, mais nous la cherchons tous.

Manipuler pour libérer

— Demandez-vous toujours au public de participer au spectacle?

Judith Malina. — Oui, mais la forme de participation est différente de ce que nous lui demandions avant. D'abord, les spectateurs doivent libérer les comédiens attachés aux fauteuils pour que le spectacle puisse commencer. Ensuite, pendant la pièce, nous faisons improviser les gens selon les règles que nous, qui, sur scène, représentons les autorités, leur dictons. En les manipulant ainsi volontairement, nous espérons faire réaliser aux gens comment ils sont manipules, exploités dans leur vie quotidienne par leurs vraies autorités...

— Le public d'aujourd'hui participe-t-il plus volontiers qu'il y a quelques années?

Judith Malina. — Oui, les spectateurs ont évolué, comme le reste. En 68, par exemple, la participation était une véritable confrontation, chargée d'une certaine hostilité. Aujourd'hui, c'est fondamentalement différent, on peut demander une relation plus coopérative, mieux comprise. La barrière entre la scène et le spectateur est rompue, la relation est changée, comme elle l'est entre l'élève et le professeur, l'homme et la femme, l'enfant et ses parents. Tous ces rapports ont suivi une même évolution, subtile, mais évidente et universelle. Dans ce domaine, nous avons beaucoup appris dans la rue, dans les hôpitaux psychiatriques, au Brésil.

Le théâtre-tout

- Pratiquez-vous toujours autant l'improvisation?

Julian Beck. - On a trop assimilé le Living à l'improvisation. L'improvisation est une petite part de la langue théâtrale, mais n'est pas le tout du théâtre. Le théâtre, c'est tout. Tous les moyens d'expression y sont bons. Ici, comme dans la plupart de nos autres pièces, le texte est fixe par exemple. L'improvisation, c'est surtout la part du public.

- Après presque trente ans, considérez-vous que le Living Theatre est toujours à l'avant-garde?

Julian Beck. - Malheureusement, nous sommes toujours à l'avant-garde politique. Je dis bien malheureusement. Le théâtre a toujours soutenu la société aristocratique ou bourgeoise. Nous avons voulu créer de nouvelles formes sociales en créant de nouvelles formes d'art, faire exploser le théâtre afin que tout le monde puisse faire des expérimentations. Aujourd'hui, l'expérimentation est de rigueur, et c'est tant mieux. Mais politiquement… Nous, nous cherchons notre prochain étape…

CATHERINE DEGAN

Au Théâtre 140, jusqu'au 9 décembre, à 20h30: « Promethee changed », par le Living Theatre de New York, adaptation de Judith Malina.

Auteur Catherine Dégan

Publication Le Soir

Performance(s) Prometheus Changed

Date(s) du 1978-12-04 au 1978-12-09

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre