Archives du Théâtre 140


L'anarchiste et la réaction. Prometheus Changed



Pourquoi Pas?

14-12-1978

L'anarchiste et la réaction

* L'actualité théâtrale provoque souvent la rencontre des extrêmes. Il n'est cependant pas fréquent qu'elle nous entraine de l'anarchisme généreux et utopique d'un rêveur farouchement libertaire à l'anticonformisme aimablement réactionnaire d'une spirituelle satiriste de boulevard. D'un côté le Living Theatre, de l'autre Françoise Dorin : les antipodes de la comédie sociale. Ils invitent peut-être à se souvenir du mot de Pascal : « C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu ».

THEATRE 140

Prometheus Changed

Avec Julian Beck et Judith Malina, seules « vedettes » d'une troupe qui pourtant se disait unanime, le Living Theatre n'a pas été seulement une entreprise de novation scénique qui a déclenché sur les tréteaux bien des turbulences. Il s'est voulu aussi une communauté de comédiens et de comédiennes, à la fois détachés et soumis à une stricte discipline professionnelle, portant la bonne parole révolutionnaire et symbolisant, avec une sorte d'innocence ingénue qui n'excluait d'ailleurs pas un certain sens du sensationnel, le refus du pouvoir, de la société, de l'argent, des tabous, de tout sauf de l'absolue liberté.

Ce messianisme d'un total affranchissement et de la révolte faisant du théâtre, comme a dit Beck, « le cheval de Troie grâce auquel nous prendrons la ville », il l'a promené à travers quelques continents, et il l'a parfois payé du prix de l'internement et même davantage. Il faut lui rendre cette justice.

Ces missionnaires de la rébellion qui avaient pu jadis nous toucher ou nous intéresser quand ils nous apportèrent « The Brig » ou « Frankenstein » ou « Antigone » et beaucoup moins « Paradise now », déjà révélateur de ce qui allait les détruire, les voici revenus avec un spectacle composite dont le meilleur serait peut-être, à la rigueur, d'être une caricature volontaire, quelque chose comme un sabordage, une mise en dérision de son propre système. Car s'ils n'ont pas pris la ville, ils ont réussi à y anéantir leur image même du théâtre, en la dissolvant dans une fumeuse logomachie et surtout dans l'insurmontable ennui de l'appel à l'amateurisme populaire.

Certes, au premier acte, sous les yeux de Prométhée le séditieux, impuissant témoin d'un discours vaseux sur le mal de l'homme, se déploie le récital ordinaire de la prodigieuse technique gestuelle de ces comédiens, dans le plus simple appareil des corps, au milieu d'échafaudages de tubulures. Et cette acrobatique virtuosité est toujours étonnante. Mais ces acrobates contorsionnés ne nous abusent et ne nous amusent plus : on les renverrait volontiers soit aux concours de gymnastique, soit aux lianes de la forêt vierge. Le plus stupéfiant, c'est encore de voir le sérieux avec lequel ils se livrent à leurs trémoussements et à leurs insignifiantes disgrâces. Un sérieux tel qu'il en devient drôle au second degré.

Le deuxième acte mobilise une cinquantaine de spectateurs, impose aux autres dans la salle une interminable attente pour répétition improvisée, puis avec les premiers reconstitue une parodie burlesque de la Révolution d'Octobre où Julian Beck se fait la tête de Lénine avant de momifier le personnage. Le tout pour dire que la liberté, en fin de compte, n'était pas de ce voyage révolutionnaire. Et surtout pour nous montrer que les limites admissibles du simplisme naïvement démagogique sont amplement dépassées. Si cela est la participation souhaitée du spectateur, c'est moins que le petit jeu didactique de l' « agit-prop » la plus candide.

Après quoi, l'assistance fut invitée, hors des murs, à un « happening » silencieux et contestataire devant la prison de Saint-Gilles. C'est un dada bruxellois de Julian Beck ; une poignée de spectateurs l'ont suivi. Et dire qu'on ne peut même pas suspecter sa sincérité!

« Au commencement était le Living Theatre », a écrit naguère un critique italien. Eh oui! Au commencement! Maintenant, le rituel magique est devenu mimique puérile. Il y a encore des mots et des moments qui font illusion. Le reste est la rengaine d'un prophète errant à la recherche de son charisme dionysiaque. C'en est parfois presque émouvant.

Auteur

Publication Pourquoi Pas?

Performance(s) Prometheus Changed

Date(s) du 1978-12-04 au 1978-12-09

Artiste(s)

Compagnie / Organisation The Living Theatre